Le quotidien libanais L’Orient-Le Jour nous présente, dans son édition du jeudi 12 mai 2016, la quintessence de ce que peuvent être les sophismes et les aberrations logiques, dans le contexte de la turcophobie de certains milieux arabes et pro-arabes. Il s’agit d’un « colloque » patronné par l’ambassade d’Arménie et le ministère libanais de la Culture. On rappellera, au passage, que le Hezbollah — une organisation terroriste, antisémite, qui nie l’existence de la Shoah et qui est totalement sous le contrôle du régime iranien — est représenté au gouvernement libanais, de même que les islamistes chiites du mouvement Amal et la Fédération révolutionnaire arménienne, un parti fanatiquement antiturc (jusqu’au terrorisme, notamment dans les années 1970 et 1980 [2]), qui a collaboré avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, sur des bases idéologiques, et entretient pieusement le souvenir d’au moins deux de ses dirigeants de l’époque, Drastamat « Dro » Kanayan et Garéguine Nejdeh, qui furent des nazis fanatiques.
Du moins qu’elles sont retranscrites par L’Orient-Le Jour, les interventions furent d’une pauvreté intellectuelle et d’une malhonnêteté remarquable.
Par exemple :
1) « Certains historiens comme Michelet demandent la résurrection totale du passé, or aujourd’hui, selon [Henry] Laurens, “nous sommes contraints d’être plus modestes concernant l’époque de la guerre civile européenne entre 1914 et 1945”. “Le génocide de 1915 est l’un des éléments de cette guerre civile européenne, qualifiée par les historiens de séquences de violences, de massacres de populations, et de cette histoire européenne. C’est au-delà et en réaction à cette guerre civile européenne que se met en place une nouvelle perspective, dont la plus importante est l’œuvre de Raphaël Lemkin qui a défini le terme de génocide”, dit M. Laurens. »
Je passe sur le fait que la notion de « guerre civile européenne » entre 1914 et 1945 est fort discutable, comme en témoignent les controverses entre historiens à ce sujet [3]. Le plus grave ici, c’est le mensonge selon lequel Raphaël Lemkin — qui était, jusqu’en 1939, professeur de droit de la famille dans une petite université polonaise de province, et non pas un spécialiste du droit international [4] — aurait « défini » le terme « génocide ». La réalité se trouve exactement à l’opposé. S’il a inventé le mot « génocide » dans un livre écrit en 1943 et publié en 1944 (livre où le mot « Arménien » n’apparaît pas une seule fois) [5], il en a donné, déjà en 1943-1944 mais plus encore après la fin de la Seconde Guerre mondiale, une définition tellement large, tellement vague, que l’ONU n’en a pas voulu [6].
2) « La question que se posent les historiens actuellement, poursuit M. Laurens, est comment définir un crime de génocide dans la mesure où en réalité il n’y a eu de Cour de justice pour sanctionner les génocides qu’à partir des années 1990, c’est-à-dire après la guerre froide, ce qui nous amène à distinguer une définition juridique du génocide et une définition historique sanctionnée par un tribunal. »
Cette phrase ne veut strictement rien dire, puisque les tribunaux internationaux appliquent la définition adoptée en 1948 — contre celle de Lemkin, je le répète [7].
3) « “Pour les historiens, il y a des évidences, la quasi-totalité de la population anatolienne a été éliminée entre 1915 et 1923. C’est une destruction d’une des plus anciennes chrétientés de l’histoire”, ajoute le spécialiste. »
De tout l’article, c’est l’unique argument un peu concret qui soit présenté pour soutenir l’accusation de « génocide ». Je ne sais pas si M. Laurens — qui n’est aucunement spécialiste de la question arménienne, ni du droit international, et dont la production dans son propre domaine de spécialité apparaît comme extrêmement contestable sur certains points [8] — a omis de dire « population anatolienne chrétienne » ou si c’est un oubli de l’auteur de l’article, mais là n’est pas le pire. Outre qu’une telle disparition n’est en rien une preuve de « génocide » (on peut faire disparaître entièrement une population d’un territoire en l’expulsant, sans tuer personne) M. Laurens « oublie » opportunément :
— Le déplacement d’environ 300 000 Arméniens ottomans par l’armée russe, en 1915-1916, depuis les territoires anatolien qu’elle occupait, déplacement justifié par le fait que ces personnes vivaient dans une zone de guerre. Sur ces quelque 300 000, la moitié n’a pas survécu au froid, à la malnutrition et aux épidémies [9]. J’ai demandé à Ara Sarafian, directeur de l’Institut Gomidas à Londres, s’il connaissait ne serait-ce qu’une monographie sur ce drame. Il m’a poliment répondu qu’il connaissait ces faits par des témoignages, mais il ne m’a pas cité un seul livre, ni un seul article universitaire, qui serait spécifiquement consacré à ce sujet ;
— La fuite de 50 000 Arméniens de l’est anatolien vers l’Iran [10], dans un contexte de guerre et d’affrontements interethniques terribles ;
Les massacres et autres crimes perpétrés par les unités arméniennes de l’armée du tsar, dès novembre 1914 [11], avec une acmé dans la destruction durant le retrait russe de 1917-1918 [12]. À l’époque où il faisait encore de l’histoire (orientée, certes, avec des erreurs, certes, mais enfin, de l’histoire), Richard G. Hovannisian arrivait à cette conclusion, fondée son travail sur les archives nationales arméniennes, et qui serait aujourd’hui taxée de « nationalisme turc » par certains propagandistes : « L’intrépidité de tels groupes n’atténuèrent que légèrement l’impression générale de lâcheté affligeante que donnait le soldat arménien. Les troupes et bandes qui se retirèrent d’Erzurum, prises de frénésie, tuèrent tout musulman qui tombait entre leurs mains, et brûlèrent les villages turcs qui se trouvaient sur leur chemin [13]. »
Ces massacres ont provoqué l’exode de 50 000 Arméniens supplémentaires [14], et rendu totalement illusoire l’idée même d’un retour dans le nord-est anatolien ;
— Les manœuvres des comités révolutionnaires arméniens et du gouvernement grec, fin 1921, pour provoquer un exode des Arméniens de Cilicie durant le retrait français, retrait dont ces comités sont d’autant plus responsables que les crimes de la Légion arménienne (dissoute durant l’été 1920 par le gouvernement français) et de ses partisans dans la population civile (arménienne et assyrienne) [15] avaient altéré les rapports entre Turcs et Arméniens dans la région. C’est ce que je me suis attaché à démontrer en 2012, puis sur ce site, documents à l’appui (notamment le rapport de la commission française d’évacuation), sans jamais être contesté.
— La politique de la terre brûlée mise en œuvre par l’armée hellénique (et ses unités d’irréguliers, y compris arméniens) en Anatolie occidentale durant sa déroute de l’été 1922, politique qui s’est soldée non seulement par une dévastation générale, mais aussi par l’exil forcé des civils grecs et arméniens, y compris la majorité qui n’avait pas pris part à ces crimes, parlait mieux le turc qu’aucune autre langue, et ne voulait pas partir. Les destructions et l’exil imposé à ces chrétiens répondaient au même objectif : ne laisser qu’un désert aux Turcs, les chrétiens étant surreprésentés dans l’artisanat et le commerce. C’est ce que j’ai décrit, documents à l’appui, dans ma communication au colloque d’İstanbul Aydın Üniversitesi, l’an dernier.
— L’échange de populations entre la Grèce et la Turquie à partir de 1923, qui était une idée du gouvernement d’Athènes.
— Le fait que la majorité des Arméniens et des Grecs ottomans étaient encore en vie en 1921-1922. Guenter Lewy, comme avant lui Charles J. F. Dowsett (premier titulaire de la chaire Calouste-Gulbenkian d’études arméniennes à l’université d’Oxford), estime la population arménienne ottomane à 1 750 000 individus en 1914, et arrive, en combinant diverses estimations, à 1 108 000 survivants vers 1921, soit une perte totale de 642 000 (37 % de la population d’avant-guerre) [16], y compris les 150 000 qui ont péri durant le déplacement russe et les morts au combat. Le démographe Justin McCarthy estime la population arménienne ottomane à 1 698 000 à la veille de la guerre (1 465 000 en Anatolie), dont environ 600 000 (environ 35 %) ont péri de 1914 à 1922, toutes causes confondues [17]. Le nationaliste kurde Fuat Dündar, seul partisan de la qualification de « génocide arménien » qui ait produit quelque chose ressemblant à une étude démographique détaillée de la question débattue ici, trouve environ 1 600 000 Arméniens ottomans en 1914, dont 650/664 000 morts [18]. Ceux qui croiraient, par pur préjugé, que ces calculs sont inspirés par le démoniaque « État négationniste turc » se reporteront à l’estimation du haut-commissariat britannique d’İstanbul en 1922 : 281 000 Arméniens encore en vie dans l’actuelle Turquie et 817 873 réfugiés, soit 1 098 873.
Quant aux Grecs, leurs pertes humaines, pour l’ensemble de la période 1914-1922, s’établissement autour de 313 500 individus, sur un total d’environ 1 230 000 à la veille de la guerre mondiale, donc environ un quart [19]. S’agissant plus précisément des Grecs vivant dans les provinces bordant la mer Noire, ceux dont le sort soulève le plus de polémiques, Stéphane Yerasimos (qui fut professeur à l’université de Paris-VIII jusqu’à son décès prématuré) estimait leurs amputations entre 65 et 70 000 personnes (dont un tiers de combattants), sur un total de 475 000 en 1914, soit une perte se situant autour de 14 % [20], chiffres qui n’ont pas été contestés à ma connaissance.
Par comparaison, les pertes des musulmans ottomans s’élèvent à environ 2 500 000 pour la seule Anatolie (sur 14 000 000, soit une perte de 18 %) [21], dont environ 500 000 assassinés par des Arméniens de l’armée russe ou des cosaques entre 1914 et 1918 [22], plus de 150 000 massacrés par les forces grecques (volontaires arméniens inclus) en Anatolie occidentale entre 1919 et 1922 [23] et 1 187 civils tués par des guérilleros grecs sur le littoral de la mer Noire, principalement entre 1919 et 1921 [24].
Par conséquent, « l’évidence » de M. Laurens n’en est pas une : le déplacement forcé de 1915-1916, par l’armée ottomane, vers les provinces arabes, qui ne concernait qu’une partie des Arméniens d’Anatolie, et durant lequel les massacres n’ont été généralisés ni dans le temps ni dans l’espace [25], n’est pas, tant s’en faut, la seule cause de la chute démographique (morts et migrations) des Arméniens d’Anatolie, et n’a pas de rapport avec le cas des Grecs.
4) « Les historiens se sont donc à nouveau heurtés, selon M. Laurens, sur la querelle entre le fonctionnaliste et l’intentionnaliste. L’historien explique par la suite que l’intentionnaliste signifie que l’intentionnalité de détruire le peuple arménien existait déjà depuis plusieurs décennies avant les événements de 1915. Tandis que le fonctionnalisme privilégie une interprétation en termes de contexte, c’est-à-dire que l’on a replacé la décision génocidaire dans un contexte d’effondrement de l’Empire ottoman lié à la défaite de l’Allemagne [sic] dans le Caucase et surtout à l’attaque franco-britannique dans les Dardanelles, puisque les dates coïncident. »
Parler d’une « intention de détruire le peuple arménien plusieurs décennies avant les événements de 1915 » est une absurdité absolue. La population arménienne a en effet augmenté de 1885 à 1914 [26]. L’État hamidien (1876-1908) comme les Jeunes-Turcs (1908-1918) ont accepté sans difficulté des Arméniens dans la haute fonction publique et au gouvernement. En 1896, 20 % des fonctionnaires les mieux payés d’İstanbul étaient arméniens, de même que 13 % du personnel du ministère ottoman des Affaires étrangères en 1905 [27]. Pour ne citer que quelques exemples [28], Mikael Portakalian fut ministre des Finances d’Abdülhamit II, dans les années 1880, Bedros Hallaçyan ministre (Comité Union et progrès, CUP) des Travaux publics de 1909 à 1912, puis membre du comité central du CUP de 1913 à 1915 et représentant de l’Empire ottoman à la Cour internationale d’arbitrage (La Haye, Pays-Bas) de 1915 à 1916, Oskan Mardikian ministre (également CUP) des Postes, téléphones et télégraphes de 1913 à 1914, Artin Boşgezenyan député CUP d’Alep de 1908 à 1919 [29], Onnik Ihsan député sans étiquette d’İzmir de 1914 à 1919, et Berç Keresteciyan directeur général adjoint (jusqu’en 1914) puis directeur général (de 1914 à 1927) de la Banque ottomane.
S’agissant du « fonctionnalisme » dont semble se prévaloir M. Laurens, il est loin, en réalité, de « privilégier une interprétation en termes de contexte », car, du moins tel qu’il est retranscrit par L’Orient-Le Jour, il omet l’essentiel, c’est-à-dire le recrutement de volontaires arméniens (y compris ottomans) pour l’armée russe, les révoltes organisées, à partir de 1914, par les nationalistes révolutionnaires arméniens, par exemple à Van et Zeytun, les menaces sur les voies de communication (chemin de fer reliant l’Anatolie aux provinces arabes, routes du nord-est anatolien) et le manque de soldats pour éliminer ces insurrections. Tout cela conduisit l’État ottoman à recourir à la même méthode que l’armée espagnole contre les insurgés cubains (1896-1898) puis l’armée américaine contre les indépendantistes philippins et l’armée britannique contre les Boers, en Afrique du sud, autour de 1900 : déplacer la population civile (ici, arménienne) qui ravitaille, de gré ou de force, les rebelles — vider l’étang faute de pouvoir pêcher les poissons, en quelque sorte [30].
5) « “D’autres historiens peuvent même dire que des signes prégénocidaires étaient déjà bien visibles et seront générateurs de tensions, comme, notamment, des structures économiques et sociales opposées entre la Grande Arménie (Kurdes nomades et paysans arméniens) et la Petite Arménie, et l’influence catastrophique de la balkanisation, un modèle de la constitution d’États homogènes par nettoyage ethnique, causant la fuite de millions de musulmans en Anatolie devant la progression russe”, ajoute M. Laurens. »
La phrase sur les « structures économiques et sociales » relève du marxisme le plus sommaire et le plus dépassé, faisant fi de l’essentiel, c’est-à-dire l’émergence des organisations nationalistes arméniennes, leur terrorisme et leur stratégie de provocations, notamment dans les années 1890, puis en 1904 [31], en 1905 [32] et en 1908-1909 [33]. La remarque sur « l’influence catastrophique de la balkanisation » est plus pertinente, mais il aurait fallu citer explicitement la dimension caucasienne du problème, et notamment l’élimination physique des musulmans, principalement turciques, de l’actuelle République d’Arménie, à partir de 1828 [34].
Et le reste du compte-rendu est à l’avenant, entre imprécations totalement creuses et accusations qui ne reposent sur aucun fait concret.
Cette incapacité à donner la moindre preuve sur la prétendue « intention génocidaire » prêtée au gouvernement ottoman en dit long sur la rigueur de cette conférence, du moins telle qu’elle apparaît dans le compte-rendu de L’Orient-Le Jour. Toute personne ayant fait un minimum d’effort de lecture sur la Shoah, même si elle n’est pas diplômée en histoire, pourra sans difficulté donner des preuves directes à ce sujet, comme le discours d’Adolf Hitler annonçant, le 30 janvier 1939, qu’une nouvelle guerre mondiale signifierait l’anéantissement (Vernichtung) des Juifs, et ses discours ultérieurs, comme celui du 30 septembre 1942 ou celui prononcé pour le Nouvel an 1943, indiquant que sa « prophétie » de 1939 était en cours de réalisation ; la correspondance des Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination dans l’URSS occupée), qui décrit les massacres de Juifs et autres victimes, en donnant le nombre de personnes tuées, par catégorie, dans chaque cas ; le procès-verbal de la conférence de Wannsee en janvier 1942 ; la correspondance de la firme Topf & Söhne, sur la fourniture (qui a pris six mois et qui était donc planifiée à l’avance) de fours crématoires possédant une capacité industrielle, capacité sans aucun rapport avec la mortalité d’un camp ordinaire ; la correspondance de l’administration SS avec les différentes firmes chargées de construire des chambres à gaz, notamment à Auschwitz [35] ; ou encore, rétrospectivement, l’ouvrage d’entretiens entre Frantz Stangl, ancien commandant de Treblinka (condamné à perpétuité par la justice ouest-allemande), et la journaliste Gitta Sereny [36].
Mais ici, rien de solide, aucun document précis, le néant.
Maxime Gauin