17 avril 2024

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Sommaire

  1. 1- Qui est Bernard LEWIS ?
  2. 2- Sa thèse sur le prétendu "génocide arménien"
  3. 3- 1995 : les agressions arméniennes
  4. 4- Articles de Presse
  5. 5- Sept ans après "l’affaire", Bernard LEWIS persiste et signe ! (mars 2002)
  6. 6- Pierre Nora évoque un ’terrorisme intellectuel’ en France autour de la question arménienne (mai 2006)


Dossiers Arménien

"L’affaire" Bernard Lewis

Publié le | par Turquie News | Nombre de visite 1344
"L'affaire" Bernard Lewis

1- Qui est Bernard LEWIS ?

Dr. Bernard Lewis
Dr. Bernard Lewis
Professeur émérite des études sur le Moyen-Orient à l’université de Princeton, spécialiste du Moyen-Orient, notamment de la Turquie, et plus généralement du monde musulman et des interactions entre l’Occident et l’Islam2.

Bernard lewis est l’orientaliste anglo-saxon le plus en vue, comparable en France à des savants comme Jacques Berque ou Maxime Rodinson (lequel préfaça en 1982 le célèbre essai de B.Lewis, les Assassins, éditions Berger-Levrault).

Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Juifs en terre d’Islam (Calmann-Lévy), Comment l’Islam a découvert l’Europe (La Découverte) et l’Islam et Laicité (Fayard).

Né en 1916 à Londres dans une famille juive, Bernard Lewis a longtemps enseigné l’histoire du Proche-Orient à l’université de sa ville natale (1949-1974), avant d’émigrer aux Etats-Unis - il se définit volontiers comme "anglo-américain" - où il a été professeur à Princeton et où il reste chercheur dans la même université.

Spécialisé notamment dans la grande époque médiévale arabe et la Turquie ottomane puis kémalienne. (Le Monde, 16.11. 1993)


2- Sa thèse sur le prétendu "génocide arménien"

 Les Arméniens ne furent pas l’objet d’une campagne de haine comparable à ce que fut l’antisémitisme en Europe.
 La déportation, « quoique de grande ampleur », n’affecta pas les communautés d’Izmir et d’Istanbul.
 Les Ottomans avaient de solides raisons de se méfier des Arméniens qui voyaient dans les Russes « leurs libérateurs » et dont bon nombre s’enrôlèrent dans l’armée tsariste.
 La déportation était une pratique courante dans le système de répression ottoman.
 Sans doute ces massacres furent-ils « une horrible tragédie humaine », mais que dire des exactions commises par « des unités de volontaires arméniens » à l’encontre des populations musulmanes dans l’Est de la Turquie ?

« Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne. » (sic)


3- 1995 : les agressions arméniennes

S’agissant du fameux "procès Lewis", rappelons que Bernard Lewis, orientaliste mondialement connu, dont l’honnêteté intellectuelle est au-dessus de tout soupçon, a été condamné le (jugement civil), à verser un franc de dommages et intérêts aux associations arméniennes plaignantes, qui l’accusaient de "négationnisme" pour avoir avancé en 1994, dans un article paru dans Le Monde , les idées défendues dernièrement par Gilles Veinstein.
Or, dans son jugement, le Tribunal de Grande Instance de Paris a posé et réaffirmé le principe de liberté absolue de l’historien "pour exposer selon ses vues personnelles les faits" et lui reconnaît "toute latitude pour remettre en cause, selon son appréciation, les témoignages reçus ou les idées acquises" . La faute de Monsieur Lewis n’a donc pas été d’avoir nié le "génocide" des Arméniens, mais de l’avoir fait sans prendre des précautions oratoires. "C’est en occultant, dit le tribunal, les éléments contraires à sa thèse... qu’il a ainsi manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance... que ses propos sont fautifs". Le tribunal civil, en tant que tel, s’est refusé avec force à statuer sur la nature de "génocide" des massacres de 1915.
D’ailleurs, lors de leur première démarche en justice, les associations arméniennes plaignantes furent déboutées le par la 17ème Chambre du Tribunal correctionnel de Paris.

Voici par quels arguments M. Lewis a rejeté la qualification de "génocide" pour les événements dramatiques de 1915 (article paru dans Le Monde du 1er janvier 1994) :

 Primo, les Arméniens ne furent pas l’objet d’une campagne de haine comparable à ce que fut l’antisémitisme en Europe.
 Secundo, la déportation, "quoique de grande ampleur", n’affecta pas les communautés d’Izmir et d’Istanbul.
 Tertio, les Ottomans avaient de solides raisons de se méfier des Arméniens qui voyaient dans les Russes "leurs libérateurs" et dont bon nombre s’enrôlèrent dans l’armée tsariste.
 Quarto, les déplacements de populations étaient une pratique courante dans le système ottoman.
 Quinto, sans doute ces massacres furent-ils "une horrible tragédie humaine", mais que dire des exactions commises par "des unités de volontaires arméniens" à l’encontre des populations musulmanes dans l’Est de la Turquie ?
Et, à la fin de l’envoi, Bernard Lewis affirme qu’ "Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne."

Sur cette question de la planification, il a été établi, selon les turcologues français, que des historiens arméniens ont produit des faux documents pour étayer la thèse de l’intention préméditée et délibérée des massacres de 1915. Dans la très sérieuse "Histoire de l’Empire Ottoman", il est fait état de ces faux documents (dits "d’Andonian"). Force est de constater, par ailleurs, que le terme "génocide" n’est pas une seule fois mentionné dans les pages de ce recueil consacrées aux évènements de 1915-1916.

Petite digression. Comme l’affirme Bernard Lewis, la vérité historique, l’honnêteté intellectuelle, et le devoir de mémoire auraient voulu que le souvenir des populations musulmanes d’Anatolie orientale massacrées par les Brigades de Volontaires Arméniens engagées dans les rangs des troupes tsaristes, soit également évoqué dans ce débat. Mais force est de constater que les Arméniens se gardent bien de parler des atrocités qu’ils ont commises à l’encontre des Turcs, et passent sous silence leur alliance avec la Russie contre l’Empire Ottoman. Sur ce point précis, l’ouvrage de référence de la Turcologie française, "Histoire de l’Empire Ottoman", est catégorique :
"Il importe cependant de souligner que les communautés arméniennes ne sont pas les seules à avoir été laminées par le fléau de la guerre. Au printemps de 1915, l’armée tsariste s’est avancée dans la région du lac de Van, entraînant dans son sillage des bataillons de volontaires constitués d’Arméniens du Caucase et de Turquie. (...) Les statistiques de l’après-guerre font apparaître, pour chacune des provinces soumises à l’occupation russe et aux actes de vengeance des milices arméniennes, un important déficit démographique -totalisant plusieurs centaines de milliers d’âmes- dû pour une bonne part aux massacres perpétrés par l’ennemi" ("Histoire de l’Empire Ottoman" page 625)


4- Articles de Presse

Un entretien avec Bernard Lewis

Propos recueillis par Jean-Pierre LANGELLIER et Jean-Pierre PERONCEL-HUGOZ
Le Monde, 16 novembre 1993

Bernard Lewis est aujourd’hui l’orientaliste anglo-saxon le plus en vue, comparable en France à des savants comme Jacques Berque ou Maxime Rodinson (lequel préfaça en 1982 le célèbre essai de B. Lewis, les Assassins, édtitions Berger-Levrault). Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Juifs en terre d’Islam (Calmann-Lévy), Comment l’Islam a découvert l’Europe (La Découverte) et l’Islam et Laicité (Fayard). Né en 1916 à Londres dans une famille juive, Bernard Lewis a longtemps enseigné l’histoire du Proche-Orient à l’université de sa ville natale (1949-1974), avant d’émigrer aux Etats-Unis - il se définit volontiers comme "anglo-américain" - où il a été professeur à Princeton et où il reste chercheur dans la même université. Spécialisé notamment dans la grande époque médiévale arabe et la Turquie ottomane puis kémalienne, Bernard Lewis s’est aussi penché sur le phénomène islamiste contemporain, défendant ardemment l’idée selon laquelle l’"islamisme" est un danger pour les musulmans avant d’en être un pour leurs voisins, en particulier les Européens. L’orientaliste était récemment en passage à Paris pour la sortie de deux nouvelles traductions de ses oeuvres : Les Arabes dans l’Histoire (Aubier) et Race et esclavage au Proche-Orient (Gallimard), nouvelle mouture enrichie du plus fameux de ses titres, Race et couleurs en pays d’Islam (Payot, 1982).

[ Note de Tête de Turc  : Nous présentons ici uniquement une partie de l’entretien de Bernard Lewis, celle concernant la Turquie et la question arménienne.]

Mais si l’on parle de génocide, cela implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.

 En Turquie, on est frappé par le discrédit, en dehors de la bourgeoisie et de l’armée, qui frappe la laïcité kémalienne. La Turquie peut-elle être un point fort de la résistance a l’islamisme, ou évoluer vers un régime religieux ?

Les deux sont possibles. C’est un domaine ou l’Europe peut avoir une parole décisive. La Turquie a fait une demande pour entrer dans l’Union européenne. La décision de l’Union aura des conséquences énormes. Si les Turcs se sentent rejetés par l’Europe, qu’ils essaient de rejoindre depuis plus d’un siècle, il y aura une forte possibilité que, par déception, ils se tournent vers l’autre coté.

 Si la Turquie est dans l’Europe, cela veut dire que tous les Turcs peuvent y venir, s’ils le veulent...

Je ne nie pas que c’est un problème très sérieux pour l’Europe... mais aussi une question fondamentale pour la Turquie. Dans la Conférence des Etats islamiques, il y a 51 membres et pratiquement un seul y est doté d’un système démocratique : la Turquie...

 Pourquoi les Turcs refusent-ils toujours de reconnaître le génocide arménien ?

Vous voulez dire reconnaître la version arménienne de cette histoire ? Il y avait un problème arménien pour les Turcs à cause de l’avance des Russes et d’une population anti-ottomane en Turquie, qui cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus du Caucase. Il y avait aussi des bandes arméniennes - les Arméniens se vantent des exploits héroïques de la résistance - , et les Turcs avaient certainement des problèmes de maintien de l’ordre en état de guerre. Pour les Turcs, il s’agissait de prendre des mesures punitives et préventives contre une population peu sure dans une région menacée par une invasion étrangère. Pour les Arméniens, il s’agissait de libérer leur pays. Mais les deux camps s’accordent à reconnaître que la répression fut limitée géographiquement. Par exemple, elle n’affecta guère les Arméniens vivant ailleurs dans l’Empire ottoman.

Nul doute que des choses terribles ont eu lieu, que de nombreux Arméniens - et aussi des Turcs - ont péri. Mais on ne connaîtra sans doute jamais les circonstances précises et les bilans des victimes. Songez à la difficulté que l’on a de rétablir les faits et les responsabilités à propos de la guerre du Liban, qui s’est pourtant déroulée il y a peu de temps et sous les yeux du monde ! Pendant, leur déportation vers la Syrie, des centaines de milliers d’Arméniens sont morts de faim, de froid... Mais si l’on parle de génocide, cela implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.


Question arménienne : les explications de Bernard Lewis
Le Monde, 1er janvier 1994

Les vues exprimées par Bernard Lewis, dans son entretien au Monde du 16 novembre, sur le drame des Arméniens de Turquie à la fin de la première guerre mondiale avaient suscité de vives réactions, notamment celle d’un groupe d’historiens (le Monde du 27 novembre). L’orientaliste précise ici sa pensée.

Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne

Je voudrais expliquer mes vues sur les déportations d’Arménie de 1915, de manière plus claire et plus précise qu’il n’était possible dans un entretien nécessairement sélectif. Nombre de faits sont toujours très difficiles a établir avec certitude. Ma référence au Liban ne visait pas a établir une quelconque similitude entre les deux cas, mais a indiquer la difficulté qu’il y a à déterminer et a évaluer le cours des événements dans une situation complexe et confuse. La comparaison avec l’Holocauste est cependant biaisée sur plusieurs aspects importants :

 Il n’y a eu aucune campagne de haine visant directement les Arméniens, aucune démonisation comparable a l’antisémitisme en Europe.

 La déportation des Arméniens, quoique de grande ampleur, ne fut pas totale, et en particulier elle ne s’applique pas aux deux grandes villes d’Istanbul et d’Izmir.

 Les actions turques contre les Arméniens, quoique disproportionnées, n’étaient pas nées de rien. La peur d’une avancée russe dans les provinces orientales ottomanes, le fait de savoir que de nombreux Arméniens voyaient les Russes comme leurs libérateurs contre le régime turc et la prise de conscience des activités révolutionnaires arméniennes de l’Empire ottoman : tout cela contribua à créer une atmosphère d’inquiétude et de suspicion, aggravée par la situation de plus en plus désespérée de l’Empire et par les névroses - ô combien habituelles - du temps de guerre. En 1914, les Russes mirent sur pied quatre grandes unités de volontaires arméniens et trois autres en 1915. Ces unités regroupaient de nombreux Arméniens ottomans, dont certains étaient des personnages publics très connus.

 La déportation, pour des raisons criminelles, stratégiques ou autres, avait été pratiquée pendant des siècles dans l’Empire ottoman. Les déportations ottomanes ne visaient pas directement et exclusivement les Arméniens. Exemple : sous la menace de l’avancée russe et de l’occupation imminente de cette ville, le gouverneur ottoman de Van évacua à la hâte la population musulmane et l’envoya sur les routes sans transports ni nourriture, plutôt que de la laisser tomber sous la domination russe. Très peu de ces musulmans survécurent à cette déportation “amicale”.

 Il n’est pas douteux que les souffrances endurées par les Arméniens furent une horrible tragédie humaine qui marque encore la mémoire de ce peuple comme celle des juifs l’a été par l’Holocauste. Grand nombre d’Arméniens périrent de famine, de maladie, d’abandon et aussi de froid, car la souffrance des déportés se prolongea pendant l’hiver. Sans aucun doute, il y eut aussi de terribles atrocités, quoique pas d’un seul coté, comme l’ont montré les rapports des missionnaires américains avant la déportation, concernant notamment le sort des villageois musulmans dans la région de Van tombés aux mains des unités de volontaires arméniens.

Mais, ces événements doivent être vus dans le contexte d’un combat, certes inégal, mais pour des enjeux réels, et d’une inquiétude turque authentique - sans doute grandement exagérée mais pas totalement infondée - a l’égard d’une population arménienne démunie, prête à aider les envahisseurs russes. Le gouvernement des Jeunes Turcs a Istanbul décida de résoudre cette question par la vieille méthode - souvent employée - de la déportation.

Les déportés durent subir des souffrances effrayantes, aggravées par les conditions difficiles de la guerre en Anatolie, par la médiocre qualité - en l’absence pratiquement de la totalité des hommes valides mobilisés dans l’armée - de leurs escortes et par les méfaits des bandits et de bien d’autres qui profitèrent de l’occasion. Mais, il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne.


Bernard Lewis, génocide et diffamation
Par Amnon KOHEN, Ha’aretz,

Orientaliste de l’Université hébraïque de Jérusalem, Amnon Kohen appuie son collègue américain. Il est par ailleurs la figure de proue du Vaad lemaan Hosen Medini (Comité pour une Puissance diplomatique), un groupement d’universitaires de droite et créé comme contre-modèle au groupement d’officiers travaillistes Shalom ba-Bittahon (La Paix dans la Sécurité).

Bernard Lewis n’a jamais nié et ne nie toujours pas la terrible catastrophe qui s’est abattue sur les Arméniens. Le tribunal français a refusé, en son âme et conscience, de prendre position dans l’accusation centrale de "négationnisme". Tout ce qu’il a conclu dans cette affaire, c’est que Bernard Lewis devrait développer les idées contradictoires qu’il qualifie de "version arménienne". En se montrant sévère envers l’expression maladroite que Lewis avait utilisée dans son interview, le tribunal ne l’a pas désapprouvé mais lui a plutôt reproché un déséquilibre dans sa démonstration, ainsi qu’un manque de sensibilité envers les blessures que risquaient de raviver ses propos.

Où est la honte ? Dans ses nombreux livres, Lewis n’a jamais nié ou déprécié l’holocauste arménien. Pour mettre les points sur les "i", dans son livre The Emergence of Modern Turkey, un livre enseigné dans toutes les universités d’Israël et du monde entier, il s’est longuement attardé sur le massacre des Arméniens en 1915, et ce livre a été traduit en hébreu. D’ailleurs, dans aucun des attendus du jugement français, Bernard Lewis ne se voit accusé de "négationnisme". La seule chose qui lui est en quelque sorte reprochée, c’est une rigueur intellectuelle qui le conduit à affirmer qu’il est impossible de démontrer que le gouvernement ottoman aurait élaboré un plan d’élimination des Arméniens.

Depuis quelques années, les archives ottomanes officielles sont accessibles aux chercheurs du monde entier et elles n’ont à ce jour rien produit de probant. Les documents officiels ottomans jettent plutôt un regard différent sur les événements de 1915. D’autre part, les documents qui ressortaient plutôt de l’histoire immédiate (comme par exemple les télégrammes de Talaat Pacha [1]) se sont avérés être des faux grossiers et sont désormais repoussés par les historiens sérieux, quelle que soit leur option politique.

A ce jour, aucune preuve n’a été fournie quant à l’implication officielle des Ottomans dans les crimes horribles perpétrés contre les Arméniens. La question qui n’est toujours pas tranchée est la réalité historique d’un plan ou d’une intention préméditée des autorités ottomanes, la réalité des massacres n’étant, quant à elle, mise en doute par personne. En tant qu’historien intègre et soucieux de justice, je ne peux qu’espérer que la maturité et la responsabilité dont ont fait preuve les autorités turques en ouvrant leurs archives permettront d’en finir une fois pour toutes avec ces versions "arméniennes", "turques" ou tout simplement vertueuses, et qu’on connaîtra enfin le fin mot de l’histoire. En attendant, il nous appartient de surveiller notre attitude et notre langage et de nous abstenir de clichés qui n’apportent rien à ceux qui y ont recours, même s’il ne s’agit que d’un voeu pieux.

Traduit de l’hébreu par P. Fenaux


L’affaire Bernard Lewis
Par Daniel BERMOND, L’Histoire n°192, avril 1995

Au début de l’année 1994, le grand historien anglais Bernard Lewis a été poursuivi par différentes associations arméniennes pour « contestation de crime contre l’humanité ». Il récuse en effet l’emploi du terme génocide pour qualifier les crimes commis par les Turcs.

Tout a commencé au détour d’un entretien sur l’islamisme que l’orientaliste Bernard Lewis, chercheur à l’université de Princeton où il a longtemps enseigné, historien anglais à l’œuvre mondialement connue, accordait au Monde daté du . A ses interlocuteurs qui l’interrogeaient sur le refus persistant des autorités turques de reconnaître le génocide arménien de 1915, il répondit par une autre question : « Vous voulez dire reconnaître la version arménienne de cette histoire ? »

Pour la première fois Bernard Lewis émettait un doute sur la réalité d’un fait que l’on croyait intangible. Et la démonstration suivait : « Il y avait un problème arménien pour les Turcs, à cause de l’avance des Russes et d’une population antiottomane en Turquie [les Arméniens], qui cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus du Caucase. »

Enfin, l’auteur des Arabes dans l’histoire récusait l’expression de génocide au motif que pour cela il aurait fallu « qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne ». « Cela est fort douteux, concluait-il. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination.

Devait-on interpréter ces commentaires comme une révision de l’histoire ? Le professeur Lewis ne prenait-il pas le risque de verser dans un négationnisme inattendu de la part d’un universitaire reconnu pour la qualité de ses travaux ? Trente intellectuels l’affirmèrent qui, le 27 novembre suivant, toujours dans Le Monde, publiaient un texte intitulé « Cela s’appelle un génocide ». Les signataires, parmi lesquels André Chouraqui, Jacques Ellul, Alain Finkielkraut, André Kaspi, Yves Ternon et Jean-Pierre Vernant, se disaient « consternés » par les assertions de l’islamologue, qu’ils démontaient point par point.

L’auteur de Races et couleurs en pays d’islam réagit le , une fois encore dans Le Monde. Son argumentaire en cinq points reprend les conclusions exprimées un mois et demi auparavant. Primo, les Arméniens ne furent pas l’objet d’une campagne de haine comparable à ce que fut l’antisémitisme en Europe. Secundo, la déportation, « quoique de grande ampleur », n’affecta pas les communautés d’Izmir et d’Istanbul. Tertio, les Ottomans avaient de solides raisons de se méfier des Arméniens qui voyaient dans les Russes « leurs libérateurs » et dont bon nombre s’enrôlèrent dans l’armée tsariste. Quarto, la déportation était une pratique courante dans le système de répression ottoman. Quinto, sans doute ces massacres furent-ils « une horrible tragédie humaine », mais que dire des exactions commises par « des unités de volontaires arméniens » à l’encontre des populations musulmanes dans l’Est de la Turquie ? Et, à la fin de l’envoi, Bernard Lewis enfonce un peu plus le clou : « Il n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne. »

Les défenseurs de la cause arménienne n’en restent pas là. Dans une préface à La Province de la mort où sont rassemblés les dépêches du consul américain à Kharpout, Leslie Davis, et son rapport au département d’État sur ce qu’il décrit comme « le massacre le plus rigoureusement organisé et le plus efficace que ce pays [l’Empire ottoman] ait jamais connu », Yves Ternon réfute « la thèse négationniste » du « célèbre islamisant ».

Le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) engagea des poursuites contre Bernard Lewis, en se fondant sur la loi Gayssot de , pour « contestation de crimes contre l’humanité », devant la 17e chambre de tribunal correctionnel de Paris. Mais les plaignants furent déboutés le , les magistrats jugeant que les poursuites pour négationnisme ne s’appliquent qu’aux crimes contre l’humanité « commis pendant la dernière guerre mondiale par des organisations ou des personnes agissant pour le compte des pays européens de l’Axe ». Il n’y a donc pas eu délit au sens juridique de ce terme. D’autres associations suivent cependant, qui attaqueront Bernard Lewis en s’appuyant sur l’article 1382 du Code civil aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Consentement à l’horrible

Maître Patrick Devedjian, conseil du Forum des associations arméniennes de France (FAAF), entendait se réclamer de la jurisprudence de l’affaire Faurisson pour condamner Bernard Lewis au nom du « consentement à l’horrible » auquel il aurait succombé. Deux autres associations, fortement marquées à droite, l’Union médicale des Arméniens de France (UMAF) et l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), toutes deux défendues par maître Trémolet de Villers, participaient également à cette contre-offensive.

La bataille, on l’aura compris, ne porte pas sur le sens des événements de 1915, mais sur leur qualification. D’historique, l’affaire est devenue juridique. Certains se satisferont que la justice ait été saisie pour que, à travers un jugement, quel qu’il soit, un nom soit donné à ce qu’il s’est passé il y a quatre-vingts ans entre la Cilice, l’Anatolie et la région de Van. D’autres, perplexes, s’interrogeront sur cette solution qui fait que l’histoire se dit maintenant dans les prétoires.

Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Daniel Bermond est actuellement journaliste et collabore régulièrement à L’Histoire.


5- Sept ans après "l’affaire", Bernard Lewis persiste et signe

Plus de huit ans après ses courageuses déclarations au journal Le Monde et malgré les menaces et intimidations incessantes du lobby arménien, le célèbre historien du monde islamique et de l’Empire ottoman, Bernard Lewis, a confirmé sa position sur les dramatiques événements survenus en 1915-1916 !

Lors d’une émission diffusée devant public sur la chaîne de télévision américaine C-SPAN 2, le , le grand orientaliste a été interrogé par une personne de l’assistance qui lui a demandé si, depuis son procès intenté en France par le lobby arménien, il avait changé d’opinion. Sans la moindre hésitation, Bernard Lewis a répondu en reprenant dans les grandes lignes ses propos tenus au Monde en 1993-94.

Question à Bernard Lewis :

"La presse britannique a rapporté en 1997 que vous ne considériez pas que la mort d’un million d’Arméniens en 1915 constitue un génocide. The Independant de Londres, dans l’un de ses articles, affirme qu’un tribunal français vous a condamné à un franc de dommage pour avoir dit qu’il n’y avait pas eu de génocide. Cette affaire a déclenché un débat en Israël où l’article cité..."

(Le présentateur intervient pour inviter la personne à aller au fait et poser la question, lui rappelant la limitation de temps)

"...Ma question est, Monsieur, la suivante : votre point de vue a-t-il changé sur la qualification des massacres d’un million d’Arméniens et que pensez-vous du jugement du tribunal français ?"

    Réponse de l’historien :

"C’est une question de définition et de nos jours le mot "génocide" est employé très librement, même dans les cas où il n’y a pas eu du tout d’effusion de sang. Je peux comprendre la contrariété de ceux qui se sentent rejetés. Mais dans ce cas particulier, le point qui avait été soulevé portait sur l’affirmation véritablement mensongère selon laquelle le massacre des Arméniens dans l’Empire ottoman était comparable à ce qui est arrivé aux Juifs en Allemagne nazie. Ce qui est arrivé aux Arméniens est la conséquence de leur rébellion massive contre les Turcs, laquelle commença bien avant le début de la guerre et se poursuivit sur une grande échelle. Un grand nombre d’Arméniens, dont des membres des forces armées, désertèrent, passèrent la frontière et rejoignirent les forces russes qui envahissaient la Turquie. Les rebelles arméniens prirent la ville de Van et l’occupèrent un temps dans le but de la livrer aux envahisseurs. Il y avait une guerre de guérilla partout en Anatolie. Et c’est ce que d’aucuns appellent aujourd’hui "Mouvement National des Arméniens contre la Turquie". Les Turcs recoururent certainement à des méthodes féroces pour le réprimer.

Il y a des preuves claires de la décision du gouvernement turc de déporter la population arménienne des zones sensibles. Ce qui signifie naturellement toute l’Anatolie. Mais pas les provinces arabes qui faisaient toujours partie alors de l’Empire ottoman. Il n’y a en revanche aucune preuve d’une décision de massacre. Au contraire, il y a de nombreuses preuves de tentatives pour prévenir les massacres, lesquelles n’ont pas toutes été suivies de succès. Oui, il y a eu d’importants massacres, le nombre des victimes est incertain mais l’estimation d’un million semble plausible.

Les massacres ont été essentiellement commis par des irréguliers et des villageois locaux voulant se venger de ce que les Arméniens leur avaient fait. Mais, pour faire un parallèle avec l’Holocauste en Allemagne, il aurait fallu que les Juifs d’Allemagne aient mené une rébellion armée contre l’Etat allemand et collaboré avec les alliés contre l’Allemagne. De même, il aurait fallu que de l’ordre de déportation aient été exclues les villes de Hamburg et de Berlin, ainsi que les personnes employées par l’Etat ; que la déportation n’ait été appliquée qu’aux Juifs allemands et que ces derniers, lorsqu’ils partirent vers la Pologne, aient été accueillis et aidés par les Juifs polonais. Ce parallèle me semble rien que moins absurde."

Bernard Lewis avait été invité sur C-SPAN 2 pour présenter son nouveau livre, "What went wrong :Western Impact & Middle Eastern Response". Pour en savoir plus sur cet ouvrage, cliquez sur l’adresse suivante :

Nous saluons une nouvelle fois le courage et la probité intellectuelle remarquable de Bernard Lewis, dont nous savons qu’il a été affecté par les campagnes de diffamation, haineuses et méprisables, menées contre lui par le lobby arménien. Insulté, harcelé, menacé... l’éminent turcologue n’aura pas plié devant les outrages et les outrances arméniennes. Lesquelles, une fois de plus, n’auront pas payé.

L’équipe de Tête de Turc
02.04.02


[1Dirigeant jeune-turc se partageant le triumvirat ottoman avec Enver Pacha et Djamal Pacha. Considéré comme le principal maître d’oeuvre du génocide arménien, il s’enfuit en Allemagne après la défaite de 1918, avant d’être assassiné à Berlin par un survivant arménien, Soghomon Teilirian.

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