100e anniverssaire de la république de Turquie

Par Jean-Pierre Salvetat, président de l’Association culturelle Méditerranée


Histoire

De François Ier à Nicolas Sarkozy : les relations franco-turques

Publié le | par Hakan | Nombre de visite 957
De François Ier à Nicolas Sarkozy : les relations franco-turques

Un premier paradoxe

Citation de Nicolas Sarkozy , souvent reprise : « Si la Turquie était en Europe, cela se saurait »…

Comment l’européanité de la Turquie peut-elle être contestée alors que… :

1) Les traités


 Elle fait partie de l’OCDE depuis 1948

 Elle est membre fondateur du Conseil de l’Europe depuis 1949, alors que celui ci est d’ailleurs présidé par un turc depuis le 1er janvier 2010.

 Elle fait partie de l’OTAN depuis 1952 alors que ce traité, hors les EU et le Canada, ne comporte que des pays européens.

 Elle a signé les accords d’Ankara en 1963 dont l’art. 28 prévoit à terme, une adhésion à l’UE.

 Elle a signé en 1995 avec l’UE un traité d’union douanière.

 Ses décisions de justice sont soumises à la Cour européenne de Justice.

 Elle participe à plusieurs programmes militaires européens.

2) La vie sociale


 Galatasaray a gagné une coupe d’Europe de football.

 Toutes les fédérations sportives et de loisirs font parties des fédérations européennes.

 Et, chose importante, Istanbul été désignée « capitale européenne de la Culture 2010 ».

Il y a là un paradoxe et une première incompréhension.

I- 6 siècles de relations diplomatiques, culturelles et commerciales franco-turques

1) Le XVème siècle : début des relations .

Dès cette époque, le duc de Bourgogne, avait adressé un représentant auprès du Sultan, qui écrivit d’ailleurs le premier lexique franco-turc.

2) Le XVIème siècle : l’approfondissement des relations.


 Bajazet II envoie un émissaire pour proposer une alliance à Louis XII.

 Avec François Ier et Soliman, les rapports s’accélèrent.

En 1526, François Ier envoie un émissaire, Frangipani, proposer un front contre les Habsbourg.

En 1528, un nouveau représentant, Antonio Ricon, va instituer avec la Porte, une alliance franco-ottomane autour de la guerre de successions de Hongrie.

En 1535, le premier ambassadeur officiel, Jean de la Forest, est nommé. Il est accompagné de Guillaume Postel, extraordinaire personnage, que l’on retrouvera plus tard. Au cours de cette ambassade, un premier accord de capitulation est signé avec le Sultan, donnant à la France des privilèges dans les domaines commerciaux, juridiques et religieux et assurant à l’ambassadeur de France la préséance sur les autres ambassadeurs.

Peu après, des actions communes vont intervenir entre les flottes françaises et ottomanes, le capitaine Polin va embarquer sur les galères de Barberousse. La flotte française va d’ailleurs hiverner à Istanbul en 1537. Français et ottomans vont mener ensemble le siège de Nice en 1543, à la suite duquel la flotte ottomane va hiverner à Toulon.

En 1546, importante ambassade à Istanbul de Gabriel d’Aramon, reçu par Soliman avec une suite imposante de scientifiques, théologiens et artistes, qui seront les premiers orientalistes.

Parmi eux, des hommes remarquables :

 Guillaume Postel, dont c’est le deuxième voyage. Ce sera le premier exemple de tolérance et d’entente entre chrétiens et musulmans .Théologien, il souhaitait une réunion de tous les humains dans une monarchie et une religion universelles, où Bible et Coran guideraient les hommes. Il a publié « De la république des turcs » avec une étude des mœurs , et de l’organisation civile et militaire des ottomans. Il y juge les turcs supérieurs aux chrétiens dans le respect de la justice et la fidélité à la parole…

 Pierre Belon, une des personnalités scientifiques les plus importantes du XVIème siècle, père de l’anatomie comparée, en même temps qu’ami de Ronsard. Il a suivit l’ambassade auprès du Sultan, a parcouru le levant de 1546 à 1549 et a publié d’importants ouvrages comportant des observations sur l’histoire naturelle, l’archéologie, les mœurs et l’ethnographie.

 Jérôme Morant, qui a navigué aux côtés de Barberousse et qui a fait un récit de ses voyages, comportant une description précieuse d’Istanbul.

 Antoine Guiffroy, qui a écrit « un état de la cour du Grand Turc », d’un grand intérêt géographique, historique et ethnographique.

 Jean Chesneau, chargé d’affaires auprès de la Porte et secrétaire d’Aramon, rédacteur du « Voyage de Monsieur d’Aramon ».

 Nicolas de Nicolay, artiste, dessinateur et graveur, qui fera connaître le Levant avec des portraits des personnage ottoman de l’époque.

La collaboration franco-turque se poursuit à la mort de François Ier avec Henri II. La flotte française sera avec la flotte ottomane à la prise de Tripoli, ces opérations en Méditerranée se poursuivant en 1551, 1552 et 1553, ces deux dernières attaquant la Corse.

A noter, outre les représentants du Roi de France, la présence d’un flamand, Ghislin de Resbecq, à Istanbul de 1582 à 1589, qui loue la discipline, la priorité du mérite sur la naissance, l’absence de phénomène de classe et le sens de la solidarité des turcs.

Le XVIème s. est intéressant car il montre comment deux régimes, au-delà des conceptions religieuses, le « Souverain très chrétien » et « l’Ombre de Dieu sur terre », peuvent au nom d’intérêts communs, collaborer, se connaître et se respecter : lettre de Soliman à François Ier l’appelant « mon frère ».

Et en sens inverse, Jean Bodin à la fin de ce siècle : « Pourquoi discuter d‘une évidence qui s’impose aussi éclatante au jugement universel ? S’il existe quelque part une autorité digne du nom d’empire ou de monarchie authentique, c’est bien le sultan qui la détient entre ses mains… combien il serait plus juste de considérer comme héritier de l’Empire Roman le sultan des turcs ».

3) Le XVIIème siècle : la collaboration se poursuivra, depuis Henri II, avec un développement des échanges commerciaux.

En 1669, un événement important pour la culture française : « l’école des jeunes de langue », crée aux frais d’abord de la Chambre de commerce de Marseille, avec l’envoi tous les 3 ans, de 6 jeunes enfants de 10 ans, instruits à Istanbul par les capucins, afin de servir de drogmans. En 1721, ils seront 10 qui étudient d’abord à Paris, au lycée Louis le Grand, puis envoyés à Istanbul vers 15 ou 16 ans. Pendant la Révolution, les capucins seront expulsés et l’école est transférée à Paris, et donnera naissance à l’INALCO, la fameuse « Langues O ».

Un grand drogman : Antoine Galland.

De 1670 à 1675, secrétaire particulier de l’ambassadeur de France auprès de Mehmet IV, il l’accompagne en Thrace, Macédoine, Asie Mineur, Ionie et îles égéennes. Il revient à Smyrne en 1678, où il observera que sur les quais, on parle français avec l’accent marseillais !. En 1679, il est chargé de mission pour ramener livres, objets d’art et établit un catalogue de productions locales à exporter en Europe. Ce sera aussi le traducteur des « Mille et une nuits », conte d’origine persane.

4) Le XVIIIème siècle : le déclin de l’empire ottoman s’accentue, les relations franco-turques passent par des hauts et des bas, sans jamais, cependant, de graves hostilités. Les rapports culturels et économiques vont encore s’approfondir.

Sur le plan de la politique extérieure :

 En 1739, signature du traité de Belgrade entre l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie, qui sous la médiation de la France, sauvegarde les intérêts des turcs.

 En 1756, retournement des alliances de Louis XV au profit de l’Autriche, qui sera accentué lorsque Louis XVI épousera une autrichienne.

 Malgré cela, lors du traité imposé à l’Empire ottoman en 1774, après que la Russie ait remporté une guerre, la France va s’opposer au partage de l’Empire ottoman proposé par Catherine II, puis face au danger russe, va contribuer à l’amélioration des armées ottomanes.

 Avec la Révolution de 1789 et surtout la proclamation de la République, changement dans le personnel diplomatique français à Istanbul. Les nouveaux représentants vont s’efforcer d’y développer la pensée des philosophes du XVIIIème, et surtout tenter de renouer l’alliance contre l’Autriche, redevenue l’ennemie. Mais l’alliance ne fonctionnera plus comme deux siècles plus tôt, car la priorité des turcs est maintenant la Russie.

 Accroc dans nos relations, Bonaparte ayant lancé en 1798 la campagne d’Egypte, terre ottomane.

Mais les rapports franco-turcs vont rapidement redevenir excellents, Napoléon envoyant dès 1802 à Istanbul le général Sébastiani qui va pousser la Turquie contre les russes et organiser la défense d’Istanbul contre les anglais. L’aide française à la marine et à l’armée ottomane sera développée à le fin du siècle, en particulier avec le personnage pittoresque qu’est le comte de Bonneval, qui après avoir modernisé l’artillerie, va se convertir à l’Islam et se faire enterrer dans le jardin du couvent des derviches de Galata.

Sur le plan culturel et commercial :

 A noter la présence de deux drogmans importants : Denis Cardone qui passera 20 ans à Istanbul et deviendra interprète du roi pour les langues orientales, et Jean-Michel de Venture, un marseillais, secrétaire- interprète de l’Ambassadeur de France, qui occupera ensuite la chaire de turc à l’Ecole Orientale.

 En 1720 se place le voyage de Mehmet Celebi (Mehmet Effendi), ambassadeur de la Porte auprès du roi, qui va en ramener un livre passionnant et sera séduit par l’imprimerie, alors absente en terre d’Empire. A son retour, il obtiendra du Grand Vizir l’ouverture d’une imprimerie à Istanbul en 1727.

 A la même époque fonctionnera une imprimerie à la Maison de France, tournée vers la diffusion d’activités scientifiques.

 En 1740, Louis XV a obtiendra du Sultan la signature d’un nouveau traité de capitulation qui remplacera celui de 1535.

5) Le XIXème siècle

Ce sera le siècle des contrastes : début de siècle difficile en raison de la sympathie européenne autour de la libération de la Grèce, puis rapports cordiaux à partir du milieu du siècle autour de la fraternité d’armes née de la guerre de Crimée.

Mais de toute façon, les rapports culturels et économiques se sont accrus, dans un sens comme dans l’autre, les réformes du Tanzimat de l’Empire Ottoman portant la Turquie vers les idées européennes, et surtout françaises, en matière politique. Mais les occidentaux abuseront aussi de l’affaiblissement de l’Empire.

Mouvements de la France vers la Turquie :

 Sur le plan de l’éducation à travers les nombreuses congrégations qui donneront naissance à de nombreux établissements toujours en activité : St Joseph, St Michel, St Benoît, Notre-Dame de Sion, St Pulchérie à Istanbul, St Joseph à Izmir.

Tout ceci augmenté au XXème siècle, par des universités où l’enseignement se fera partiellement ou complètement en français (Universités de Galatasaray et de Marmara), qui font d’Istanbul la ville au monde non francophone où le français est le plus pratiqué dans l’enseignement secondaire et supérieur.

 D’innombrables visiteurs viennent en Turquie : écrivains et poètes (Pierre Loti, Lamartine, Théophile Gautier, Gérard de Nerval…), architectes, peintres, médecins et commerçants.

 Sur le plan de la santé : Hôpital français de Taksim, de Galata, Hôpital de la Marine et dispensaires.

 L’Ecole militaire impériale s’organisera sur le modèle de Saint-Cyr et recevra des missions militaires françaises.

Mouvements de la Turquie vers la France :

 De nombreux ottomans fréquentent les écoles de Paris ;

Ainsi Edhem Pacha, qui sera grand vizir en 1857, a fait ses études en France depuis l’âge de 14 ans. De même Derviche Pacha, qui deviendra ministre de la guerre.

Beaucoup d’ingénieurs turcs sont formés à Paris à l’Ecole Centrale ou à l’Ecole des Mines.

 Est même fondée à Paris en 1857 une Ecole Impériale Ottomane, qui sur 3 ans d’étude, est dirigée par un turc avec du personnel français.

En synthèse de ces rapprochements culturels, ouverture en 1868 à Istanbul du Lycée Impérial Galatasaray. Il réunit des élèves musulmans, chrétiens et juifs, avec plus de 600 élèves dès la seconde année.

Second « âge d’or » des relations franco-turques : la Guerre de Crimée .
Ce fut une guerre très dure, qui en 1854-1855 opposera l’Empire Ottoman et ses alliés français et anglais à la Russie : 70 000 morts au combat, 50 000 blessés, 150 000 malades dont beaucoup moururent.

La France comptera pas moins de 95 615 morts.

La fraternité d’armes renforcera l’amitié entre la France et la Turquie et a eu aussi beaucoup d’influence sur l’organisation hospitalière turque. En effet 80% des victimes furent soignées dans la région d’Istanbul, réparties en pas moins de 16 hôpitaux fonctionnant avec du personnel médical français et des médecins et des étudiants de l’Ecole Impériale de Médecine Ottomane.

6) le XXème siècle

Sans entrer dans l’analyse plus politique des opinions françaises et européennes à laquelle je viendrai pour l’époque contemporaine, quelques évènements paraissant importants au début de ce siècle.

Le mouvement « Jeunes Turcs ».

Souvent jeunes officiers venant de Thrace, ou membres de l’élite ottomane, c’étaient des admirateurs des philosophes français du XVIIIème siècle , rousseauistes, positivistes et partisans de la sécularisation. Ils ne voulaient cependant pas la disparition de l’Empire comme les révolutionnaires de 1789 mais une monarchie constitutionnelle.

Ils ont été un moment important des relations culturelles franco-turques car ils ont été très nombreux à s’installer à Paris pendant une vingtaine d’années. Ce n’en pas pour eux une ville étrangère et ils résidaient au Quartier Latin, en particulier rue des Ecoles et rue Monge,
Et fréquentaient aussi bien la Sorbonne que les cafés du quartier.

Ce mouvement « Jeunes Turcs », pourtant bien sympathique à nos yeux, devait cependant se révéler désastreux pour la Turquie :

 Il a entraîné l’Empire Ottoman à faire le mauvais choix en s’alliant avec l’Allemagne durant la guerre de 1914-1918.

 Celle-ci sera à l’origine du massacre des arméniens en 1915.

 Son chef, Enver Pacha, devenu ultra-nationaliste, se lancera dans l’aventure du panturquisme après la guerre et fut tué en 1.920 au Tadjikistan.

Il est nécessaire de rappeler que si Mustafa Kemal fut au début proche du mouvement « Jeunes Turcs », il s’en détachait rapidement, fut l’adversaire d’Enver Pacha et, s’il fut lui
aussi inspiré par les idées des philosophes français du XVIIIeme siècle, son évolution jusqu’à la création de la République turque, se fit sans lien avec le mouvement Jeunes Turcs.

Les accords d’Ankara de 1921

La France a été la première puissance européenne à entrer en pourparler avec le gouvernement kémaliste et à traiter directement avec lui en reconnaissant la Turquie Républicaine, alors que le Sultanant n’avait pas encore été aboli.

Si Mustafa Kemal, pétri des idées des philosophes français, ne vint qu’une fois en France, en 1910, il entretint des rapports et des relations d’amitié avec la plupart des hommes politiques et des chefs militaires français de l’époque, notamment le maréchal Lyautey et le colonel Mougin, Edouard Herriot et le président Albert Lebrun.

Conclusions sur l’histoire des relations franco-turques :

Ce rappel historique démontre que, s’il y a en Europe un peuple qui ne devrait pas voir en la Turquie un corps étranger venu lui imposer peut-être des valeurs qu’il ne partage pas, c’est le peuple français.

Et pourtant….

II- L’état de l’opinion en Europe et en France

1) L’opinion en Europe

Sondage IFOP 2004 (parmi les 15 pays membres de l’époque)

Pays les plus favorables / % d’opposants

Espagne et Portugal / 18%

Italie / 24%

Grande-Bretagne / 30%

Grèce / 45%

Pays les plus opposes / % de favorables

Autriche / 20%

France / 32%

Allemagne / 33%

A noter un curieux paradoxe pour les turcs, ils pensent à tort que l’Allemagne est parmi les pays les plus favorables et la Grèce parmi les plus défavorables !

Avec les élargissements ultérieurs, les pays scandinaves apparaissent favorables à l’adhésion de la Turquie, surtout la Suède et la Finlande, de même que les anciens pays de l’Est, surtout la Pologne.

Un autre paradoxe : alors que l’on pense que les opposants à l’adhésion sont ceux qui veulent une Europe chrétienne, les pays où la pratique religieuse est la plus forte (Portugal, Espagne, Pologne, Italie) sont les plus favorables, et ceci avant même que le Pape ait pris position en ce sens, et ceux les plus sécularisés les plus hostiles (la France et l’Allemagne).

Un autre sondage a été réalisé en septembre 2009 par des universités européennes et turques, mais sur 5 pays seulement, avec des méthodes plus incertaines.
Il montrerait 47% de favorables et 47% de défavorables.

Le non l’emporterait en France : 64%

Allemagne : 62%

Le oui en Pologne : 54%

Espagne : 53%

Parmi les obstacles : la religion : 38,9%

La géographie : 14,6%

Critères les plus importants : Respect des droits de l’Homme : 60%

Contribution au développement de l’UE : 59%

2) L’opinion en France

Un certain paradoxe aussi : bien que le général de Gaulle avait été, avec le chancelier Adenauer, le premier à vouloir l’intégration de la Turquie en Europe (c’est l’accord de 1963), volonté reprise par les présidents Pompidou, Mitterrand et Chirac, la France est aujourd’hui, après l’Autriche et la Hollande, et sur le même plan que l’Allemagne, le principal obstacle, alors même qu’elle est à l’origine de l’Union douanière de 1995.

Sondage IPSOS - le Figaro, en septembre 2004

Favorables : 36%

Défavorables : 56%

Mais une analyse plus fine montre que la tranche la plus favorable est celle des 18-24 ans, et surtout que l’opposition n’est pas définitive puisqu’à la question « et si la Turquie faisait les efforts politiques et économiques nécéssaires ? », il était répondu :

On peut l’intégrer : 63%

Elle ne devrait jamais faire partie de l’Europe : 30%

L’opinion a beaucoup bougée dans ses composantes, avec à droite, une rupture coïncidant avec la fin 2004 :

 Avant 2004 :

la gauche très majoritairement favorable (Delors, Rocard, Lang…), à l’exception de Fabius.
Même les verts, pourtant fédéralistes.

La droite est divisée : un courant gaullo-chiraquien (Villepin, Séguin, Charrette, Barouin…) favorable, et un courant centriste hostile pour des raisons tenant à leur conception fédéraliste (Giscard d’Estaing, Bayrou, Madelin).

 Depuis fin 2004 :

les cartes sont redistribuées à droite, comme le montre deux lettres qui ont été adressées, sur des demandes également formulées, par les responsables de l’UMP :

 François Baroin, secrétaire général en juin 2004 : « l’UMP a toujours reconnu les raisons, nombreuses, qui militent en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Le président de la République, lors d’une récente conférence de presse, s’est pour sa part déclaré favorable à cette adhésion, dans une perspective à moyen terme ».

 Nicolas Sarkozy en mai 2005 : « L’UE doit rester un espace cohérent et son voisinage n’a pas vocation à en faire partie… Bien que la Turquie présente des arguments sérieux, son adhésion à l’UE n’est, au sens de l’UMP, pas justifiée »

Un changement sans doute pour s’affirmer dans la compétition interne (Chirac- Sarkozy) et puiser pour les compétitions électorales dans un vivier de voix que l’on estime plus facile à déplacer.

Mais les opinions publiques ne sont pas faites pour être utilisées et manipulées, mais pour être guidées après que les gouvernants aient fait œuvre pédagogique. La majorité du peuple français n’était pas pour la résistance avec le général de Gaulle en 1940, ni avec François Mitterrand pour l’abolition de la peine de mort…

III- Quels sont les arguments que l’on oppose à la Turquie

1) La géographie

C’est l’argument le plus souvent opposé, le plus facile à contredire.

1- L’Europe n’a pas de frontière géographique comme d’autres continents et n’est qu’une péninsule de l’Eurasie.

2- Le général de Gaulle a parlé de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Et Carl Bild (ministre des affaires étrangères de la Suède, alors présidente de l’UE). A la question « Selon vous, la Turquie fait vraiment partie de l’Europe ? »répond « Oui, à ceux qui me montreraient une carte et traceraient une ligne qui exclut ce pays, je demande : Et où se trouve Chypre d’après vous » (le Monde, 23/12/2009).

3- La géographie s’interprète avec l’histoire.

Le géographe Paul Clerc (le Monde, 19/01/2002) : « Les limites géographiques ne sont pas données par la nature, mais sont des productions culturelles. Fixées dans des contextes historiques précis et pour servir des projets particuliers, ces limites sont toujours susceptibles d’être modifiées ». Or :

 Le premier état européen a bien été l’Empire Romain qui allait bien au dela de l’Asie Mineure ( de même que l’Empire Byzantin)

 Pendant de nombreux siècles, l’Empire ottoman a été un empire européen et a eu sa capitale en Europe avant la prise de Constantinople.

 Il a été un des signataires du congrès de Vienne, qui a réorganisé l’Europe après la défaite de Napoléon.

 la Turquie a d’ailleurs été appelée « l’homme malade de l’Europe » au XIXèmes.

 Le reflux ottoman des Balkans à partir du XVIIIème siècle ne signifie pas le commencement d ‘une rupture avec l’Europe, la retraite militaire ayant été synonyme de fascination devant le savoir-faire de l’Occident et d’occidentalisation volontaire.

 la Turquie (cf. supra) : hors le problème de l’UE, la Turquie fait partie de tous les organismes européens politiques, économiques, juridiques, militaires et sportives.

La Turquie est un pays européen et cet argument géographique est simpliste et ne saurait justifier qu ‘elle soit écartée de l’Union.

2) L’économie

Non seulement ce n’est pas un obstacle à l’adhésion, mais c’est le seul point bénéficiant d’un consensus, les milieux économiques etant les plus fervents partisans de l’entrée et ceux qui regrettent le plus la lenteur des négociations.

Un fait illustre d’ailleurs ce souhait : la Turquie est le seul pays où l’Union douanière a précédé l’union politique, avec le traité de 1996.

Quelques réalités :

 Actuellement, un PIB supérieur à celui de la Bulgarie, équivalent à la Roumanie, peu éloigné de ceux de la Pologne et de la Slovaquie au moment de leur intégration.

 Mais surtout 39% du PIB réalisé dans la région de Marmara, qui présente un PIB /hab. équivalent à celui de l’Europe occidentale pour une population supérieure à celles des pays entrants (sauf la Pologne).

 Après une crise sévère en 2001, la croissance a, jusqu’à la crise actuelle, galopé à un rythme chinois :

7,8% en 2002

5,3% en 2003

9,4% en 2004

8,4% en 2005

6,9% en 2006

4,7% en 2007

Actuellement, la Turquie pèse plus que la Pologne et la Hongrie réunies.

 Le commerce extérieur a retrouvé sa vigueur après 2001. Sur la période 1995-2008 (donc depuis l’Union douanière)

Exportations : X4

Importations : X8
Avec, sauf en 2001, un solde en faveur de l’Europe et de la France, créditeur.

La France, 2ème investisseur, est passée de 15 implantations en 1995 à 300 en 2008.

 Inflation : de 70% en 2001 à 7,72% en 2005, et aujourd’hui a 10% environ.

Résumé des avantages de l’adhésion turque :

 Capacité d’adaptation des turcs

 Réseau dense et diversifié de PME

 Expérience avec modernisation de l’économie résultant de l’Union douanière de 1996

 Une croissance à la chinoise, avec une inflation en passe d’être maîtrisée

 Un corridor énergétique indispensable à l’Europe

 Un grand marché de 70 millions d’habitants à fort potentiel de développement

 Une situation géographique privilégiée et une excellente plateforme de ré-exportation (marchés périphériques : Europe, Russie, Balkans, Caucase, Pays arabes, Asie centrale représentent 1,34 milliards de consommateurs).

Et puis, je suis juriste :

 le droit des obligations, c’est le code civil, inspiré du code suisse

 le droit des sociétés, c’est le code de commerce inspiré du code de commerce allemand

 et si l’on se conduit mal, c’est le code pénal, inspiré par le code pénal français !

3) La culture, la religion, l’histoire

La Turquie serait-elle un pays un peu bizarre, douteux ou dangereux, mal connu sauf les plages d’Antalya ou de Kusadasi, qui nous serait tombé du ciel pour nous imposer des valeurs et des modes de vie qui nous sont étrangères ?

1- L’histoire nous dit le contraire

Pour la France, bien sûr, après 6 siècles de rapports diplomatiques, culturels et économiques.

Mais même pour les autres nations n’ayant pas eu ces rapports privilégiés, il en est de même car l’histoire, c’est-ce qui unie les peuples comme ce qui les oppose. Même avec son ennemie, on a une histoire commune.

2- La vie nous dit le contraire

Ce pays est-il si distinct de nous :

Avec un taux de natalité de 2,21 enfants, proche de celui de la France ;

une espérance de vie de 72 ans (71,96)

Un taux d’alphabétisation de 87,4 %.

Et méditerranéens, nous avons tous l’olivier et la vigne, ils ont le raki, nous avons le pastis !

Il ne faut pas éluder non plus la place des femmes dans la société, qui est un curseur de la modernité.

Dans le courrier des lecteurs du Figaro, un homme prétendait qu’en Turquie le mari avait le droit de vie ou de mort sur sa femme, le frère celui de tuer sa femme violée ! Non, Monsieur, ce sont des crimes en Turquie comme en France…
Bien sûr en Turquie, tout est loin d’être parfait, avec de grandes disparités entre l’Est et l’Ouest, mais depuis Mustafa Kemal l’Etat et la société civile ont toujours donné l’exemple :

Les femmes ont le droit de vote depuis 1934 (la France depuis 1945...).

L’interruption volontaire de grossesse depuis 1987.

La vie est réglée par un Code Civil sur le modèle du Code Civil suisse.

Une femme, Mme Ciller, a été premier ministre avant Mme Cresson.

Une femme préside depuis 2007 le TUSIAD, le MEDEF turc.

Une femme, Mme Guller Sabanci, a été classée par le Financial Time parmi les 10 Femmes les plus influentes du monde.

3- La religion :

C’est l’argument jamais reconnu, sauf à l’extrême droite, mais qui chemine souvent sous les crânes…

Première observation : les européens ne se targuent jamais de leur appartenance religieuse, mais ils l’identifient chez les autres. A un journaliste qui demandait « ce qu’il pensait d’accueillir 60 millions de musulmans turcs » Jacques Chirac avait répliqué « C’est curieux car vous ne me dites pas 60 millions de chrétiens français ».

La Turquie n’est pas un pays musulman mais un pays composé en majorité de musulmans où la laïcité est inscrite dans la Constitution de 1937 ( seuls avec la Turquie, la France et le Portugal ont la laïcité prévue dans leur constitution).

Si l’on dit habituellement que les turcs sont musulmans à 90%, cette affirmation est à relativiser : l’Islam n’est pas un bloc et les alévis, qui représentent 15% de la population, ne prient pas dans des mosquées et ont des pratiques à l’inverse de celles qu’on prête aux musulmans.

Enfin, si les turcs ont sur leur carte d’identité la mention de la religion musulmane, c’est parce qu’ils ne se sont déclarés ni juifs ni chrétiens, même s’ils sont agnostiques et libres penseurs. Mais la mention de la religion sur la carte d’identité va, comme l’a fait en Grèce, être supprimée.

Et puis les musulmans sont déjà 15 millions dans l’UE, et d’autres, Albanie et Bosnie, y seront demain.

Et, quel Islam veut-on ?

L’Islam salafiste d’Arabie Saoudite ?

L’Islam de l’Iran des mollahs ?

Ou l’Islam d’un pays laïc ?

Une Turquie laïque, mais musulmane, ne serait pas le « cheval de Troie de l’Islamisme en Europe », mais le « cheval de Troie de la modernité et de la laïcité en terre d’Islam ».
La Turquie est de tous les pays à population majoritairement musulmane, celui où le débat sur la place de l’Islam dans la sphère publique est le plus avancé :

 Les croyants se sont adaptés à la modernité et à la laïcité

 les laïcs à la présence de la religion

Cela servira à l’Europe tant dans son vivre- ensemble avec ses populations musulmanes, que de modèle à beaucoup d’états musulmans, où le débat sur l’adhésion de la Turquie à l ‘UE est suivi avec beaucoup d’attention.

Et puis, puisqu’on parle de religion, que ceux qui s’opposent à l’adhésion écoutent les minorités religieuses de Turquie où, tant le Patriarche orthodoxe Bartolomeos que le Patriarche arménien et le Grand Rabin de Turquie, sont de fervents partisans de l’intégration.

Synthèse sur la culture, la religion et l’histoire

L’occidentalisation de la Turquie est un fait. Elle ne résulte pas de l’extérieur, de simples intérêts diplomatiques, de son expansion vers l’ouest à l’époque de ses conquêtes, mais au contraire d’une démarche volontaire puisque c’est la retraite militaire qui a été, à partir du XVIIIème siècle, synonyme de fascination pour les idées occidentales.

Ce qui n’empêche en rien la Turquie d’être autre, c’est aussi, parce qu’elle est différente, qu’elle peut apporter un plus à l’Europe, indépendamment de tout poids démographique ou militaire.

La Turquie pose en réalité à l’Europe le problème de sa propre identité, que se veut l’Europe ?

IV- Problème de l’identité de l’Europe

On distingue habituellement trois conceptions de l’Europe :

1- L’Europe politique et fédérale

Un modèle européen unique pour tous, basé sur des valeurs de respect des libertés individuelles, d’Etat-providence… etc.

Quels seraient alors ses mythes fondateurs ?

  Ce peut être l’Europe d’une culture commune à tous, autour de l’Europe chrétienne, même si elle l’est de moins en moins, essentiellement l’Europe occidentale augmentée de l’ancienne Europe communiste, bâtie en tous cas autour de frontières bien déterminées.

La Turquie aura du mal à s’y glisser.

  Mais ce peut être aussi l’Europe d’un destin commun, l’Europe de l’avenir et de la volonté de vivre ensembles, liés par des institutions sécularisées et laïques autour des valeurs de liberté, de démocratie et d’égalité.
La Turquie y aura toute sa place.

2- L’Europe puissance.

C’est aussi l’Europe politique, mais tournée vers l’extérieur. Elle veut peser dans la mondialisation, en concurrence avec le modèle libéral américain, et promouvoir le multilatéralisme, imposer sa vision sur la scène internationale.

Sa logique, face aux grands blocs régionaux, est de posséder des frontières élargies à la périphérie, et elle sera plus forte avec la Turquie, ses 70 millions d’habitants, ses 500 000 soldats et son emplacement géostratégique.

3- L’Europe-monde.

L’adhésion à l’UE a assuré la pacification, la stabilisation politique, le rattrapage économique, par extensions successives et du fait de sa forte attractivité. Sa logique est l’élargissement, devenir un ONU régional, capable de régler les problèmes.

C’est l’Europe des pères fondateurs de 1948, embryon d’une communauté mondiale des démocraties. C’est celle aussi de Michel Rocard et la Turquie ne peut qu’en être.

Mais quelle que soit l’hypothèse, l’Europe doit être générosité et non fermeture.

Comme l’a écrit Ali Vahit Tuhran, professeur de philosophie politique à l’université de Marmara et à celle de Bordeaux : « A trop vouloir réserver l’européanisation à la seule Europe, on risque de commettre une erreur redoutable : oublier que la charge d’universalisation contenue dans l’européanisation perd beaucoup de sa force et de sa capacité de conviction quand elle devient le bien exclusif des européens ».

En conclusion,


 Sans même retenir cette analyse intellectuelle de l’universalisation de l’Europe,

 Sans même retenir combien il serait moralement déloyal de revenir sur des engagements fermes :

Les accords de 1963 qui prévoient la future adhésion de la Turquie, le conseil européen d’Helsinki de 1999, qui reconnaît que la Turquie est un candidat qui a vocation à rejoindre l’UE sur la base des mêmes critères que les autres, l’avis favorable de la Commission européenne du 6 octobre 2004, le vote à large majorité du Parlement européen pour l’ouverture des négociations d’adhésion,

 Sans même avoir à retenir donc la philosophie politique et la morale,

Il convient de répondre objectivement à la question posée en décembre 2006 par Margaret Beckett, secrétaire au Foreign Office :

« Demandez à n’importe quel homme politique européen de dresser la liste des défis auxquels sont confrontés ses compatriotes, voici la liste qu’il vous établira :

 la concurrence croissante de l’Asie

 les menaces sur notre approvisionnement énergétique

 les problèmes apparemment insolubles du Proche-Orient

 la montée d’un extrémisme visant à élargir le fossé entre musulmans et non-musulmans

 le vieillissement de la population

 la volonté de l’Europe de jouer un rôle plus actif dans le monde.

Imaginez maintenant un pays capable de relever tous cas défis. Un pays dont l’économie va attirer 20 milliards de dollars d’investissement cette année ; un pays qui soit le passage obligé pour le pétrole et le gaz, et qui est appelé à devenir un corridor vital pour l’acheminement des ressources énergétiques vers l’Europe ; un pays qui dispose de réseaux au Moyen-Orient, dont aucun membre de l’UE ne peut se targuer ; un pays qui peut compter sur une main d’œuvre jeune et bien formée ; un pays qui entretient des forces armées plus importantes que celles de tous les autres pays européens…
Mieux, que ce pays veut aider l’Europe à relever tous ces défis. Que faire ? »

La réponse semble clairement s’imposer.

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