18 avril 2024

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100e anniverssaire de la république de Turquie

Persevevare diabolicum

Sans aucune surprise, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rejeté, le 15 octobre, le recours déposé par la Suisse contre l’arrêt de la CEDH (décembre 2013) qui avait conclu à la violation de la liberté d’expression dont aurait dû bénéficier l’homme politique turc Doğu Perinçek. Il s’agit de la plus grande défaite du nationalisme arménien depuis l’échec, en 1948, des revendications territoriales staliniennes, contre la Turquie. Elle intervient, qui plus est, lors d’une année symbolique, ce qui renforce encore l’humiliation.


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Le nationalisme arménien défait devant la Grande chambre de la CEDH

Publié le | par Maxime Gauin | Nombre de visite 1962
Le nationalisme arménien défait devant la Grande chambre de la CEDH

Sans aucune surprise, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rejeté, le 15 octobre, le recours déposé par la Suisse contre l’arrêt de la CEDH (décembre 2013) qui avait conclu à la violation de la liberté d’expression dont aurait dû bénéficier l’homme politique turc Doğu Perinçek. Il s’agit de la plus grande défaite du nationalisme arménien depuis l’échec, en 1948, des revendications territoriales staliniennes, contre la Turquie. Elle intervient, qui plus est, lors d’une année symbolique, ce qui renforce encore l’humiliation.

Rappel des faits

En 2005, M. Perinçek a fait une tournée de conférences dans trois pays européens, y compris la Suisse, où il a déclaré que l’accusation de « génocide arménien » est un « mensonge impérialiste » — non pas au sens où les Arméniens ottomans n’auraient pas souffert, mais en ceci que le gouvernement jeune-turc n’avait pas l’intention de les exterminer. Poursuivi en justice par l’Association Suisse-Arménie, qui utilise le caractère vague et imprécis de la norme antiraciste helvétique [1], M. Perinçek est condamné en 2007. Après avoir épuisé, la même année, toutes les voies de recours devant la justice nationale, il est allé devant la CEDH. Rappelons, en effet, que cette Cour, à ne pas confondre avec la Cour de justice de l’Union européenne, a compétence pour tous les États membres du Conseil de l’Europe, une institution dont la Suisse fait partie. En décembre 2013, la CEDH donnait tort à la Suisse, relevant notamment :

« 116. Par ailleurs, la Cour estime, avec le requérant, que le ‟génocide” est une notion de droit bien définie. […] La Cour n’est pas convaincue que le ‟consensus général” auquel se sont référés les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant puisse porter sur ces points de droit très spécifiques.

117. En tout état de cause, il est même douteux qu’il puisse y avoir un ‟consensus général”, en particulier scientifique, sur des événements tels que ceux qui sont en cause ici, étant donné que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête guère à des conclusions définitives ou à des vérités objectives et absolues (voir, dans ce sens, l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel espagnol, paragraphes 38-40 ci-dessus). À cet égard, la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste (voir, par exemple, l’affaire Robert Faurisson c. France, tranchée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies le 8 novembre 1996, Communication no 550/1993, doc. CCPR/C/58/D/550/1993 (1996)). Premièrement, les requérants dans ces affaires avaient non pas contesté la simple qualification juridique d’un crime, mais nié des faits historiques, parfois très concrets, par exemple l’existence des chambres à gaz. Deuxièmement, les condamnations pour les crimes commis par le régime nazi, dont ces personnes niaient l’existence, avaient une base juridique claire, à savoir l’article 6, alinéa c), du Statut du Tribunal militaire international (de Nuremberg), annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 (paragraphe 19 ci-dessus). Troisièmement, les faits historiques remis en cause par les intéressés avaient été jugés clairement établis par une juridiction internationale. »

La CEDH récusait aussi les accusations de « racisme » portées contre M. Perinçek, d’autant plus facilement que la justice suisse elle-même ne l’avait pas condamné pour incitation à la haine ou à la discrimination raciale.

Il est bien évident qu’après un moment de stupeur, le fanatisme arménien n’a pu que se déchaîner contre un arrêt aussi rigoureux et aussi courageux. Après trois mois d’hésitations, la Suisse a violé sa neutralité et trahi la promesse faite au gouvernement turc, en déposant une demande réexamen devant la Grande chambre. Comble de l’hypocrisie, cette demande fut annoncée, d’abord, comme étant un moyen de préciser la portée de l’arrêt rendu ; mais le texte de ce recours était en fait une remise en cause fondamentale. Le gouvernement arménien, l’Association Suisse-Arménie, l’inévitable Conseil de coordination des associations arméniennes de France ont agi comme tiers intervenants, contre M. Perinçek — aux côtés duquel se trouvaient le gouvernement turc et la Fédération des associations turques de Suisse romande (FATSR).

La Grande chambre confirme

Las, toutes les gesticulations n’auront servi à rien. Il était aisé de le prévoir après l’audience de janvier 2015. Stefan Talmon, professeur de droit à l’université d’Oxford, qui représentait le gouvernement turc, fut extraordinaire, le professeur Laurent Pech, l’un des deux conseils de M. Perinçek, très bon, et Mehmet Cengiz, avocat habituel du requérant, pas mauvais du tout. À l’inverse, Geoffrey Robertson [2] et Amal Alamuddin Clooney, avocats de l’Arménie, rivalisèrent d’indigence argumentative dans leurs plaidoiries respectives, et ne furent capables, ni de respecter le temps de parole, ni même d’avoir un ethos corporel convenable — alors que les professeurs Talmon et Pech se tenaient parfaitement droits et que Me Cengiz gardait une position correcte.

La Grande chambre de la CEDH, la plus haute autorité judiciaire du continent européen, a mis un point final à cette mascarade, en confirmant que la Suisse a bien violé l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, celui garantissant la liberté d’expression. Tous les hurlements, tous les sophismes, tous les insolents chantages n’auront servi qu’à conduire à un arrêt confirmatif, lequel dit, de façon simplement plus douce, ce qui avait été affirmé en décembre 2013.
L’absence de « consensus général » ? L’arrêt de la Grande chambre nous explique, au paragraphe 231 : « Il [le requérant, D. Perinçek] a pris part à une polémique ancienne [sur 1915] dont la Cour a déjà reconnu, dans plusieurs affaires dirigées contre la Turquie, qu’elle touchait à une question d’intérêt public (paragraphes 221 et 223 ci-dessus) et qu’elle avait suscité de “vifs débats, non seulement en Turquie mais aussi dans la sphère internationale”. » Par définition, ce qui fait débat ne saurait faire, dans le même temps, l’objet d’un « consensus général ».

L’accusation de « racisme » contre M. Perinçek est balayée aussi par la Grande chambre, comme elle l’avait été en décembre 2013 :

« 156. Comme l’a relevé le Tribunal fédéral suisse au considérant 5.2 de son arrêt, bon nombre des descendants des victimes et des rescapés des événements survenus en 1915 et les années suivantes – surtout ceux appartenant à la diaspora arménienne – bâtissent cette identité autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide (paragraphe 26 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour reconnaît que l’ingérence dirigée contre les propos du requérant, dans lesquels il niait que les Arméniens eussent été victimes d’un génocide, visait à protéger cette identité, et donc la dignité des Arméniens d’aujourd’hui. En revanche, en contestant la qualification juridique des événements, le requérant ne peut guère passer pour avoir dénigré ces personnes, privé celles-ci de leur dignité ou diminué leur humanité. Il n’apparaît pas non plus avoir dirigé contre les victimes ou leurs descendants son accusation qualifiant de “mensonge international” l’idée d’un génocide arménien : il ressort de la teneur globale de ses propos que cette accusation visait plutôt les « impérialistes anglais, français et de la Russie tsariste » ainsi que « les États-Unis [d’Amérique] et [l’Union européenne] » (paragraphe 13 ci-dessus). »
Au terme d’un raisonnement trop long pour être reproduit ici, la Grande chambre a également jugé que si, « dans ses déclarations faites à Köniz, le requérant a traité les Arméniens qui avaient participé aux événements d’“instruments” des “puissances impérialistes” et leur a reproché de s’être “livr[és] à des massacres de Turcs et de musulmans” », la liberté d’expression devait primer, en l’absence d’intentions racistes et devant la présence d’un sujet d’intérêt général. Je m’étonne à cet égard que M. Perinçek ou les tiers intervenants en sa faveur n’aient pas fait valoir qu’en turc, il n’existe pas d’article (sauf l’article indéfini singulier), ce qui pose des problèmes récurrents de ce genre — problèmes exploités par des fanatiques arméniens qui, eux, expriment des idées incontestablement racistes à l’égard des Turcs, comme Laurent Leylekian —, la distinction entre les militants nationalistes-révolutionnaires et la masse de la population n’apparaissant pas clairement.

La distinction avec le négationnisme, le vrai, c’est-à-dire la négation de la Shoah ? Elle est maintenue, sur l’essentiel, par la Grande chambre :

« 234. La question qui se pose ensuite est celle de savoir si les propos en cause pouvaient néanmoins être regardés comme une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance à l’encontre des Arméniens compte tenu de la situation du requérant et du contexte plus général dans lequel ils ont été tenus. Dans les affaires portées devant l’ancienne Commission et devant la Cour concernant des propos relatifs à l’Holocauste, pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte, ces propos ont invariablement été présumés pouvoir l’être (paragraphes 209 et 211 ci-dessus). La Cour n’estime cependant pas qu’il puisse en aller de même dans le cas d’espèce, où le requérant s’est exprimé en Suisse au sujet d’événements survenus sur le territoire de l’Empire ottoman quelque quatre-vingt-dix ans auparavant. Si l’on ne peut pas exclure que des propos se rapportant à ces événements puissent de même avoir des visées racistes et antidémocratiques et poursuivre celles-ci par allusions plutôt qu’ouvertement, le contexte ne le fait pas présumer automatiquement, et il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver l’existence de telles visées en l’espèce. »
Tous les affabulateurs, foncièrement stupides ou intéressés, qui prétendaient qu’une décision de la CEDH en faveur de M. Perinçek fragiliserait les lois nationales (par exemple la loi Gayssot en France) qui répriment les faussaires de la Seconde Guerre mondiale reçoivent ici un démenti catégorique. Cet arrêt confirme la jurisprudence constante de la Cour, qui part du principe qu’une remise en cause de l’existence des chambres à gaz, ou de la responsabilité personnelle d’Adolf Hitler dans la mise en œuvre du génocide contre les Juifs, est nécessairement motivée par des raisons antisémites, voire antidémocratiques. Remarquons aussi, au passage, qu’en choisissant deux avocats, M. Robertson et Mme Alamuddin Clooney, très engagés dans le combat contre Israël, l’Arménie n’avait pas fait le meilleur choix pour parler de la Shoah.

Les réactions

Sans surprise là encore, M. Perinçek a été félicité aussi bien par le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, que par le secrétaire général du plus important parti d’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu. Il faut également relever les félicitations venant de journalistes connus et d’horizons divers : Murat Bardakçı dans Habertürk, Taha Akyol dans Hürriyet, Mehmet Türker et Yılmaz Özdil dans Sözcü, Kayahan Uyguz dans Akşam ou encore Rauf Tamer dans Posta ; celles du président du conseil national des barreaux, Metin Feyzioğlu et celles de l’ex-directeur du musée de Topkapı, İlber Ortaylı. La presse suisse, bien entendu, en a beaucoup parlé aussi. Le plus remarquable à cet égard est que la Neue Zürcher Zeitung (le principal quotidien germanophone de Suisse) confirme son évolution récente en approuvant l’arrêt de la Grande chambre.

Les médias français, qui ont déjà déçu tant de fois leurs lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, évitent largement le sujet. L’exception principale est le site de France Télévisions, qui publie un entretien avec le juriste Nicolas Hervieu. Le passage le plus intéressant est celui où M. Hervieu observe, à propos des censeurs communautaristes, que l’arrêt « fragilise considérablement leur argumentation juridique. En 2012, le Conseil constitutionnel avait déjà censuré une loi qui allait dans ce sens. Cet arrêt ne renverse pas la jurisprudence, au contraire, il la renforce. Il serait donc étonnant que le législateur prenne le risque d’adopter une nouvelle loi, car elle aurait toutes les chances de subir le même sort. […] En revanche, la loi Gayssot — qui pénalise la négation de la Shoah et qui est actuellement contestée devant le Conseil constitutionnel — sort nettement renforcée. »

Côté arménien, c’est encore plus ridicule que ce à quoi l’on pouvait s’attendre : la cacophonie la plus complète règne. L’Association Suisse-Arménie vocifère ; en France, le collectif VAN aussi, de même qu’en Arménie la presse d’opposition. Par contre, le gouvernement arménien ose crier victoire, en se disant satisfait que la CEDH n’ait pas tranché dans un sens ou dans l’autre à propos de la qualification de « génocide » — alors que la thèse présentée par Erevan à l’audience de janvier 2015 était totalement différente : M. Perinçek était présenté comme méritant sa condamnation en Suisse, et la thèse du « génocide » était avancée comme un fait indéniable.

Quant au Conseil de coordination des associations arméniennes de France, il réussit une improbable synthèse de sottises :

« L’arrêt rendu ce jour par la CEDH constitue une grave atteinte à la mémoire des victimes du génocide de 1915 et à la dignité de leurs descendants, présents notamment dans les pays européens. Chacun connait les visées négationnistes et clairement antiarméniennes de M. Perinçek et le cadre dans lequel il agit. Que les juges mésestiment l’intention malveillante et haineuse de M. Pericenk ainsi que les blessures que le négationnisme cause aux Arméniens, surtout dans le contexte particulier de 2015, année de commémoration du centenaire du génocide, est tout simplement inadmissible.
[…]
Le CCAF condamne fermement cette décision qui fait peu de cas la dignité humaine et relève du déni de Justice.
Il note cependant que cet arrêt, qui sanctionne les conditions d’application par les Juges suisses d’une norme légale non contestée dans son principe, marque une progression par rapport à celui prononcé en première instance, dans la mesure où il laisse la porte ouverte à la pénalisation du négationnisme du génocide arménien. Ce qui implique que rien n’interdit l’adoption d’une loi en ce sens par la France, comme s’y est notamment engagé le président de la République.
Le combat continue. »
Ce texte constitue un outrage à magistrat et une diffamation envers M. Perinçek, tout en dénaturant, pour le plier à un espoir totalement chimérique, le sens de l’arrêt. Comme expliqué plus haut, la décision de la Grande chambre met un point final, dans l’ensemble du Conseil de l’Europe (et partant, du monde, car la censure légale sur cette question est littéralement inconcevable en Amérique du nord). Si les propos de M. Perinçek ne sont pas punissables, alors aucun propos sur 1915 ne l’est, à part ceux qui tombent déjà sous le coup de la loi Pleven de 1972, interdisant l’incitation à la haine raciale (ce qui marche dans les deux sens d’ailleurs : la présentation des Turcs comme un peuple « génocidaire » est punissable aussi). Le CCAF se garde du reste de la moindre explication de texte pour justifier son espoir infondé. Il confirme par ailleurs son opposition totale de valeurs avec la République française et le Conseil de l’Europe : la liberté d’expression, l’indépendance de la magistrature, autant de points fondamentaux que le CCAF rejette avec horreur. Il se permet d’« exiger » la violation de la Constitution française et de la Convention européenne des droits de l’homme, alors qu’il n’est aucunement en situation d’« exiger » quoi que ce soit.

Il est cependant loisible d’enfoncer le clou en citant le paragraphe 271 de l’arrêt :

« De ce fait, on ne sait pas vraiment si le requérant a été sanctionné pour avoir récusé la qualification juridique donnée aux événements survenus en 1915 et les années suivantes ou pour s’être montré en désaccord avec les vues prédominantes sur cette question dans la société suisse. Dans le second cas, force est de constater que sa condamnation ne serait pas compatible avec la possibilité, dans une “société démocratique”, de formuler des opinions s’écartant de celles des autorités ou de celles de n’importe quelle partie de la population. »

Ce paragraphe étend à tous les pays du Conseil de l’Europe le constat de bon sens établi par le Conseil constitutionnel français en 2012 : il est fondamentalement attentatoire à la liberté d’expression d’interdire, sur des évènements historiques, l’expression d’opinions divergeant de celle exprimée, à un moment donné, par une majorité de parlementaires.

Le plus savoureux, dans cette histoire, c’est que Jean-Marc « Ara » Toranian, co-président du CCAF (poursuivi par l’auteur de ces lignes pour diffamation et injure) avait menacé, en 2012, d’aller devant la Cour européenne des droits de l’homme, après que le Conseil constitutionnel eut censuré la proposition de loi Boyer — menace restée, cela va sans dire, sans le moindre début d’exécution.

Un désastre révélateur

Je suis rarement d’accord avec M. Perinçek, mais il aura eu raison, non seulement d’aller à la CEDH, mais aussi, voire surtout, d’argumenter sur l’histoire en même temps que sur la liberté d’expression. Comme, après le recours de la Suisse, d’autres tiers intervenants se sont ajoutés contre la liberté, il a fallu étoffer l’équipe qui se trouvait derrière le requérant. Tous ceux qui ont un peu suivi les commentaires de M. Perinçek ont compris que son fils aîné, chercheur en histoire à İstanbul Üniversitesi et auteurs de plusieurs études sur la question arménienne [3], a contribué à cet effort. Comme leurs noms ont été révélés, je me sens libre de rendre publiquement hommage au travail de Pulat Tacar, ancien ambassadeur de Turquie, juriste de formation, et Hakan Yavuz, professeur de sciences politiques à l’université de l’Utah. M. Tacar travaille sur le sujet depuis bien des années ; quant à M. Yavuz, il a joué, en tant que responsable des Presses universitaires de l’Utah et en tant que rédacteur en chef adjoint de plusieurs revues anglo-saxonnes, un rôle décisif, depuis une décennie, dans la diffusion d’arguments historiques contre la qualification de « génocide arménien [4] », et plus généralement pour une meilleure compréhension de l’Empire ottoman tardif, avec trois colloques dont les actes ont été publiés, de 2011 à 2015.

Enfin, ce fut un honneur pour moi de rejoindre cette équipe informelle, après le recours de la Suisse. J’ai contribué de façon indirecte, par mes conversations avec M. Tacar et avec le président de la FATSR, Celâl Bayar, puis directement, en fournissant au professeur Laurent Pech les arguments qui restaient encore à être exposés, notamment sur les procès de 1919-1920 et sur Raphael Lemkin. Je me permets de remarquer, à cet égard, que si les opinions séparées (c’est-à-dire l’avis des juges qui n’avaient pas voté avec la majorité) de 2013 faisaient référence à ces parodies de justice et à ce piètre juriste qu’était Lemkin, celles de 2015 sont absolument muettes à ce sujet. Je me permets également de rapprocher cette disparition (qui n’a été commentée dans aucun article consulté pour la présente analyse) d’un autre fait, lui aussi passé inaperçu : lors du procès intenté par Sırma Oran-Martz contre Laurent Leylekian devant la 17e chambre correctionnelle, le défenseur de M. Leylekian, le bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, a qualifié de « simulacres » les procès de 1919-1920. Il l’a fait dans sa plaidoirie, c’est-à-dire après que j’eus démontré, comme témoin de la partie civile, le caractère profondément inique de ces procès, dont d’ailleurs une partie des condamnations (la plupart de celles prononcées entre avril et octobre 1920) fut annulée en appel, en janvier 1921.
Qu’a-t-on gagné en argumentant sur l’histoire ? Un point tout à fait essentiel, c’est-à-dire que la CEDH a refusé de considérer le « génocide arménien » comme un fait allant de soi.
Ce désastre, pour la partie adverse, ne peut qu’accélérer le déclin du nationalisme arménien en Europe occidentale ; il est l’aboutissement d’une erreur majeure, commise dans les années 2000, en France et en Suisse au moins, consistant à donner la priorité absolue à la recherche d’une censure judiciaire contre les thèses, y compris les thèses historiennes, rejetant la qualification de « génocide arménien ». Les lecteurs de Turquie-news.com ont déjà eu l’occasion d’en être entretenus, aussi n’y aura-t-il ici qu’un résumé succinct.

Les premières propositions de loi, en 2002-2003, déposées notamment par le député François Rochebloine, ne furent même pas examinées par l’Assemblée nationale. Celles émanant du groupe socialiste en 2004, puis du groupe communiste en 2005, connurent le même sort. Dans le même temps, le procès intenté par le Comité de défense de la cause arménienne s’est piteusement terminé par un échec, en première instance (2004) puis en appel (2006), le CDCA étant même condamné aux dépens. Pire pour les ennemis de la liberté : dans une affaire sans lien avec le contentieux turco-arménien, la Cour de cassation a jugé en 2005 que l’article 1382 du code civil, utilisé contre Bernard Lewis en 1995, ne saurait être utilisé pour restreindre la liberté d’expression entre personnes ; il ne peut être utilisé qu’en cas de dommage matériel ou de dénigrement — le dénigrement, en droit, est aux activités économiques (un produit, par exemple), ce que la diffamation est aux personnes physiques et morales.

La proposition Masse a été rejetée en mai 2011 (visant, là encore, à interdire la contestation du « génocide arménien »), après un premier échec, fut adoptée par l’Assemblée nationale en octobre 2006, mais rejetée par le Sénat en 2011. La fameuse proposition de loi Boyer, enfin, fut censurée par le Conseil constitutionnel. Paul Cassia, professeur à l’École de droit de Paris-I-Sorbonne, a observé, dans un entretien à Libération, qu’après cette décision, c’était « la fin de la saga des lois mémorielles ». Le Conseil constitutionnel « fait respecter un principe : le Parlement n’a pas à s’ériger en tribunal. Ce n’est pas à lui de qualifier pénalement des faits, et il ne peut, au regard de la Constitution, réprimer un crime qu’il a lui-même qualifié de génocide. Le texte censuré renvoie à la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien. Le Conseil a donc aussi jugé cette loi inconstitutionnelle » sans la censurer tout à fait — mais, c’est moi qui l’ajoute, cela viendra peut-être.

On a là l’une des clés pour comprendre l’effondrement du militantisme arménien en France. Outre les effets de l’assimilation et la disparition, par mort naturelle, des plus vieilles générations, la lassitude de s’entendre dire « la loi de pénalisation est pour bientôt » a fini par détruire le tissu militant lui-même, et les faits les plus tangibles viennent à l’appui de ce constat. En 2009, le quotidien Haratch, créé en 1925, à Paris, par un dirigeant de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), cessait sa parution. Quant au quotidien Gamk, créé par la FRA en 1985, il est devenu un site Internet dès 2002 ; ce site a cessé d’être mis à jour en 2010 et a fermé en 2011. De même, le mensuel Haïastan (FRA), qui a connu des difficultés dès les années 1990, a publié son dernier numéro en 2010, et La Lettre de l’ADL (organe du parti Ramkavar, pourtant riche) a disparu en 2007. France-Arménie, créé, là encore par la FRA, en 1984, a dû ramener en 2010 son rythme de parution de deux fois par mois à une seule fois par mois, et fermer son édition électronique en 2011. Enfin, l’organe le plus important du genre, Les Nouvelles d’Arménie magazine, créé en 1993 par M. Toranian, connaît des difficultés financières croissantes. Du propre aveu des responsables, le site Internet du mensuel ne dégage pas de bénéfices (malgré l’extension de l’espace publicitaire) et la vente au numéro a cessé en 2015, le magazine revenant à la seule distribution par abonnement. Les plaintes déposées par moi contre son rédacteur en chef ne doivent rien arranger.

À cet effondrement de la presse, s’ajoute, depuis 2007 au moins, l’incapacité systématique des partis nationalistes arméniens à mettre un nombre un tant soit peu significatif de personnes dans la rue en France. Au mieux, ils peuvent en réunir deux ou trois cents, en plein Paris, un samedi. La comparaison avec la manifestation franco-turque de 2012, contre la proposition de loi Boyer (plusieurs dizaines de milliers de personnes), montre toute la faiblesse de l’argument électoral, qui a souvent servi à justifier l’injustifiable.

Et pourtant, le CCAF continue son processus d’autodestruction. Devenu la chose de M. Toranian et de son acolyte Mourad Franck Papazian (président de la FRA pour l’Europe occidentale), il persiste à « exiger » l’impossible, à tenter d’entretenir un espoir devenu absolument, évidemment chimérique. Je me demande comment M. Papazian peut encore garder son sérieux après avoir annoncé, pour l’année 2014, un projet de loi (c’est-à-dire une initiative gouvernementale) qui n’a jamais été déposé. Quant à l’Association Suisse-Arménie, elle sent bien le sol se dérober sous ses pieds, maintenant que les Suisses d’origine turque, beaucoup plus nombreux, sont enfin organisés. Elle n’a même pas essayé de troubler les conférences du professeur Edward J. Erickson, à Genève et Zurich, au printemps dernier.

Faut-il se contenter de ce constat, au fond plutôt réjouissant ? Certainement pas. La CEDH a définitivement affirmé que la contestation de la qualification de « génocide arménien » est parfaitement admissible en démocratie, et ne saurait être amalgamée au négationnisme. Cela doit conduire, d’une part, à multiplier les publications et les traductions de travaux historiens, particulièrement en français, en allemand et en espagnol (l’anglais étant déjà bien mieux pourvu que ces autres langues), à en vulgariser les conclusions ; d’autre part à poursuivre en justice, comme le fait l’auteur de ces lignes depuis 2008, ceux qui tentent d’intimider par l’injure et la diffamation. Le préjugé antiturc sur 1915 demeure globalement vague et susceptible de changer. Personne ne devrait se faire d’illusions : ce n’est pas un sujet de préoccupation majeur pour l’immense majorité des citoyens de l’Europe occidentale. Mais si nous leur expliquons, posément, calmement, documents à l’appui, qu’ils ont été trompés, beaucoup évolueront.


[1« […] celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité […] sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » (Article 261 bis du code pénal helvétique). Le problème vient de l’expression « un génocide » (termes qui auraient dû être suivis par : reconnu par un tribunal international compétent ou par la justice suisse) et de ce monstre juridique qu’est la notion de « minimisation grossière ».

[2M. Robertson a commis, en 2014, un livre où il étale sa profonde ignorance de la question arménienne. Voir à ce sujet le compte-rendu de l’historien australien Jeremy Salt dans Middle East Policy : http://www.mepc.org/journal/middle-east-policy-archives/inconvenient-genocide-who-now-remembers-armenians?print

[3Mehmet Perinçek, 100 Belgede Ermeni Meselesi, İstanbul, Doğan, 2007 ; 11 Aralık 1915 Tarihli Resmi Ermeni Raporu, İstanbul, Doğan, 2009 ; Ermeni Milliyetçiliğinin Serüveni, İstanbul, Kaynak yayınları, 2015 ; « İkinci Dünya Savaşı’Nda Nazi-Taşnak İşbirliği », TESAM Akademi Dergisi, janvier 2015, pp. 127-156.

[4Il a ainsi publié deux livres et un recueil d’articles écrits par Guenter Lewy, et deux livres écrits par Justin McCarthy et des historiens turcs. On lui doit également la publication, en 2008, dans le Journal of Muslim Minority Affairs d’une analyse dévastatrice de Taner Akçam par Erman Şahin, et la direction d’un numéro spécial de Middle East Critique en 2011. Ces deux revues sont publiées par le grand éditeur Routledge. S’il n’a aucunement contribué à la rédaction de ma propre analyse des falsifications de Taner Akçam, je dois au professeur Yavuz d’avoir été débarrassé des soucis pratiques, car avec lui, la question de trouver une revue où la qualité seule compterait, sans souci du politiquement correct, était d’emblée résolue.

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23 décembre 2023

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15 juillet 2023

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12 août 2023

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10 août 2023

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14 novembre 2023

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1er septembre 2023

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16 novembre 2023

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30 septembre 2023

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6 mars 2024