19 avril 2024

19 visiteurs en ce moment

100e anniverssaire de la république de Turquie

Actualité

Turquie : guerre ouverte entre juges et pouvoir islamiste

Publié le | | Nombre de visite 125

Delphine Nerbollier

Plusieurs hautes personnalités de la magistrature expliquent pourquoi l’interdiction de l’AKP, demandée par le procureur général, est nécessaire pour sauvegarder la laïcité.

Yekta Güngör Ozden s’étonne : « Pourquoi l’ouverture d’un procès contre l’AKP pose-t-il problème aux Européens ? » La question émane de l’un des juges les plus respectés de Turquie, président de la Cour constitutionnelle durant sept ans, de 1991 à 1998. Cette personnalité de la magistrature dit ne pas comprendre les critiques de l’Union européenne qui reproche à la justice turque de vouloir régler un problème d’ordre politique ni les accusations de « coup d’Etat des juges » lancées par de nombreux observateurs, notamment turcs. Le Parti de la justice et du développement (AKP), réélu à la tête du pays avec 47% des suffrages en juillet dernier, est en effet accusé « d’activités anti-laïques » et risque l’interdiction pure et simple.

« Mesure préventive »

Pour cet ancien président de la Cour constitutionnelle, l’acte d’accusation présenté par le procureur Abdurrahman Yalçinkaya, et jugé recevable par la plus haute juridiction (LT du 01.04.2008), est des plus sérieux. « L’autorisation du foulard islamique à l’université a évidemment affaibli la laïcité. Ce parti veut nous ramener à l’époque de la charia. » Le changement constitutionnel de février autorisant le foulard sur les campus pour les étudiantes est l’argument central et quasi unique de l’acte d’accusation. Mais Yekta Güngör Ozden en ajoute d’autres, également à charge, absents du document. « L’AKP essaie de s’immiscer dans tous les secteurs étatiques. Bientôt, il parviendra à placer ses hommes à la Cour constitutionnelle, à la Cour de cassation, parmi les recteurs d’université. Un jour, dans ce pays, vous ne pourrez plus vous promener la tête nue », lance-t-il.

Cette opinion est très largement partagée par une autre personnalité de la magistrature turque, Vural Savas. Cet ancien procureur de la Cour de cassation a obtenu la fermeture de trois partis politiques, la formation prokurde Hadep en 2003 ainsi que les partis islamistes Refah et Fazilet, en 1998 et 2001. Ces derniers mois, Vural Savas avait même appelé à la fermeture de l’AKP. « Ces gens soutiennent les cours de Coran et les lycées religieux (imam hatip) et non l’éducation scientifique. Or tous ces jeunes qui échappent à l’enseignement laïc, s’ils deviennent un jour avocats, enseignants ou juges, pourront sortir la Turquie de la laïcité. » Pour Vural Savas, l’ouverture de ce procès est une « mesure préventive ».

Pour ces deux personnalités, l’actuel premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui a débuté en politique au sein de partis ouvertement islamistes, loin d’abandonner ses idées en faveur d’un Etat islamique, les cacherait. « Il est soutenu sur ce sujet par l’Union européenne et les Etats-Unis », estime même Vural Savas. Ce procureur à la retraite, qui se définit comme « moderne et nationaliste », rejette l’ensemble des maux actuels de la Turquie sur « les puissances impérialistes » que sont Washington et Bruxelles et annonce la « naissance d’une nouvelle Turquie ». « Nous menons une nouvelle guerre d’indépendance contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et contre l’AKP. Nous allons combattre jusqu’au bout et donner conscience au peuple. »

« Changement d’élite »

Mithat Sancar, professeur de droit à l’Université d’Ankara, estime de son côté, comme de nombreux intellectuels libéraux, que ce combat de la magistrature contre l’AKP est lié au « changement d’élite » observé depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP. « L’establishment, représenté notamment par la magistrature et l’armée, ne veut pas s’éloigner du pouvoir et craint qu’une fois libre, la société turque s’éloignera du projet républicain imposé par le haut par Mustafa Kemal. »

Dans une étude réalisée l’an dernier auprès de 51 juges et procureurs, Mithat Sancar a ainsi noté l’attachement viscéral des magistrats turcs à la défense de l’Etat. « S’il y a contradiction entre le droit et les intérêts de l’Etat, la majorité d’entre eux estiment qu’ils doivent favoriser ce dernier aux dépens de la justice. Leur mission est, selon eux, de protéger l’Etat de l’islam et des séparatismes, notamment kurde, mais aussi d’être des militants politiques. Or cela n’est pas acceptable dans les pays démocratiques. La nouvelle génération sera peut-être plus encline à défendre la justice mais pour l’instant cette tendance reste très faible. »

Source : Le Temps, le Vendredi 11 avril 2008


Lire également